Intermezzo Alexandre Kantorow, le piano au miroir du lied
Intermezzo

Alexandre Kantorow, le piano au miroir du lied

23/03/2023
© Sasha Gusov

Au fil de plusieurs conversations, Alexandre Kantorow s’est livré à une plongée dans son cheminement interprétatif. Comme des instantanés, entre sa première collaboration avec le baryton Matthias Goerne, pour un récital Schubert, l’été dernier, au Festival de Lanaudière, et leurs retrouvailles, à l’Auditorium de Bordeaux, en avril prochain. Le jeune pianiste raconte, dans un premier temps, comment il est tombé dans la marmite de l’art lyrique, et son rapport au chant, avec et sans paroles.

Dans la famille Kantorow, on allait surtout au concert. C’est seulement après sa victoire au Concours Tchaïkovski, à Moscou, en 2019, à l’âge de 22 ans, que le pianiste, fils du violoniste et chef d’orchestre Jean-Jacques Kantorow, ressent son premier « grand choc » lyrique, au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, avec La fanciulla del West de Puccini, qui lui donne envie d’en voir et d’en écouter davantage. Le Ring de Wagner l’impressionne ainsi pour ces motifs qui « font et développent les personnages et leurs liens », dans une intrigue qui « se complexifie en même temps que la musique ». C’est ensuite aux chanteurs qu’il s’intéresse, puis, dans un troisième temps, à la mise en scène, dont il attend toujours « l’esprit de corps avec la musique », à l’instar du travail de Patrice Chéreau sur De la maison des morts de Janáček, un DVD (DG 00440 073 4426) gravé dans sa mémoire. « Je passe mon temps à écouter des enregistrements, parce que c’est ce qui m’a toujours touché, mais l’opéra est vraiment fait pour cette cohésion unique des disciplines. Un metteur en scène doit avoir assez de conviction pour imposer ses idées en répétitions, et aussi se fondre dans tous les aspects de l’œuvre, afin de donner un sens à la musique. Il ne doit pas avoir peur d’y toucher, sans pour autant être guidé par le seul concept qui forcerait des rapprochements hasardeux. »


De la maison des morts de Janáček, mis en scène par Patrice Chéreau, à l’Opéra National de Paris, en 2017. © OnP / Elisa Haberer

Le pianiste est attiré par le côté concret de l’opéra, en particulier du point de vue des compositeurs. « Ils doivent symboliser clairement sur le papier une émotion, la tragédie, l’amour, un personnage. Les thèmes, qui se nourrissent de leurs obsessions personnelles, sont les passerelles les plus géniales pour comprendre le véritable sens de leurs œuvres instrumentales, et nous permettre de nous sentir légitimes dans nos propres pensées interprétatives. » Alexandre Kantorow reconnaît, à titre d’exemple, la silhouette « flagrante » d’Eugène Onéguine dans toute l’œuvre de Tchaïkovski. Les compositeurs et leur langage le motivent donc souvent à aller vers un nouvel opéra. « C’est pareil pour une œuvre symphonique : je l’écoute en boucle, et je ne peux pas la lâcher avant d’avoir l’impression que je la connais du début à la fin. Pour la Tétralogie de Wagner, cela m’a même pris un an ! »

Le lied en travaux pratiques

Sa rencontre avec le baryton Matthias Goerne, dans un programme de lieder de Schubert, lui a ouvert un nouveau monde auquel il était étranger. « Je me suis fié à mon instinct musical et à ma grande envie d’apprendre. Dans un domaine qu’on ne connaît pas, il est inutile de se donner une contenance pour, au final, s’enfermer. » Le chanteur, un « amoureux de toute la musique, du répertoire instrumental et symphonique », lui a donné « de vraies prises, comme sur un mur d’escalade », à savoir une connexion naturelle avec sa carrière pianistique. Alexandre Kantorow a recueilli « ses décennies d’expérience, sa connaissance des textes », jusqu’à pouvoir être capable d’« entamer un processus de maturation entre deux répétitions ». Il ne croit d’ailleurs pas à un effet Kleenex des partitions, quelles qu’elles soient. « Je pense qu’il est important de vivre avec des œuvres, de parfois les laisser pour revenir dessus ensuite. Il faut arrêter avec l’idée selon laquelle on ne peut jouer certaines œuvres qu’à un certain âge. On ne peut pas les commencer à cet âge-là, car on ne pourrait plus entreprendre tout ce cheminement personnel à leur contact. »


Matthias Goerne. © Caroline de Bon

Il perçoit le fruit de leurs séances de travail du point de vue « de la respiration et du temps nécessité par certains intervalles », en somme sur la « partie organique » : « Dans la voix comme à l’orchestre, il y a un but d’homogénéité. À l’instrument, on a tous la volonté de se rapprocher de la voix parce qu’on a besoin de faire sien son instrument, de l’intégrer à soi. » Matthias Goerne « encourage les libertés jusque dans le son, il ne fait pas de compromis sur son idée de raconter la musique ». Pour éviter de « se cacher derrière la voix ou de juste la servir », le pianiste a carte blanche pour même couvrir son comparse allemand, voire « décider de gouverner à certains moments ». La liberté qui en émane leur donne des ailes, pour « aller chercher autre chose à chaque concert, en fonction des humeurs et des lieux ».

Grandir avec le lied

Enrichi par ces enseignements, Alexandre Kantorow s’est donné le défi d’explorer au piano seul à la fois l’accompagnement et la voix des lieder de Schubert, dans les arrangements de Liszt, au sein d’un programme de récital. Il assume que le fait de se « retrouver différemment dans le même instrument, de jouer le texte avec ses timbres », incombe peut-être aussi au « côté glouton des pianistes, qui n’en ont jamais assez, malgré leur répertoire immense ». Il reste toutefois attaché à leur force expressive, « infiniment plus intense en quelques minutes, que dans bien d’autres d’œuvres d’une durée plus longue ». Il y a aussi l’immense poésie sous-jacente, « ce paradoxe de la solitude et de l’incompréhension des autres. » Il poursuit : « Chez Schubert, les pires tragédies, la fascination pour la mort, presque ce masochisme envers lui-même, sont toujours d’une beauté musicale inouïe et d’une pureté magique. »


Vladimir Sofronitsky (1901-1961). © DR

C’est pour lui Vladimir Sofronitsky qui livre la plus belle version enregistrée de ces miniatures réarrangées. « Il joue beaucoup plus avec le temps qu’un chanteur ne le ferait, parce qu’il sait que le rapport du pianiste au public n’est pas le même. On dirait qu’il ouvre la partition pour la première fois, tout en ayant pensé en amont à tous ses rubatos. » Pour atteindre le « rapport de simplicité et de spontanéité » de son aîné, Alexandre Kantorow ne jouait jusqu’à présent ces pièces qu’en bis. Pour les inclure au programme d’un récital, aux côtés de deux pièces en ut majeur (la Sonate N° 1 de Brahms et la Wanderer-Fantaisie de Schubert), il a choisi un ordre spécifique, un cheminement dramaturgique, qui l’expose sans doute davantage qu’avec un chanteur. « Quand on le fait à deux, il y a toute une partie qu’on laisse à l’autre, y compris l’imprévu. Seul, il peut être artificiel de provoquer la spontanéité. » Officiellement intégré à l’univers lyrique, il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Quelques programmes Brahms ou russes cheminent actuellement par la pensée. « On va voir… »

À suivre…

THIBAULT VICQ

À voir :

Brahms, Liszt et Schubert, avec Alexandre Kantorow (piano), à la Philharmonie de Paris, le 27 mars 2023, au Victoria Hall de Genève, le 29, à la Société de Musique de La Chaux-de-Fonds, le 30.

Lieder de Franz Schubert, avec Matthias Goerne (baryton), et Alexandre Kantorow (piano) à l’Auditorium de Bordeaux, le 25 avril 2023.

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