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Disney ou l’art d’a(n)imer la musique

26/12/2022
Walt Disney avec la partition de Fantasia en 1939 © Courtesy Everett Collection / Bridgeman Images

De la naissance du personnage de Mickey en 1928 à la sortie du long-métrage symphonique Fantasia en 1940, les studios Disney connaissent un âge d’or, marqué par des innovations artistiques et musicales qui vont changer à jamais le septième art. Une véritable révolution orchestrée au rythme des grands classiques du répertoire européen.

« Attendez un peu, attendez ! Vous n’avez encore rien entendu ! » Un chanteur de jazz qui harangue la foule, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour Hollywood en 1927, ça veut dire beaucoup. Et pour cause : par la plus anodine des répliques prononcée sans crier gare entre deux cartons d’intertitres, le cinéma vient d’entrer de plain-pied dans l’ère du parlant. Le succès de Jazz Singer est tel que de nombreuses salles de cinéma s’équipent pour pouvoir accueillir ces films d’un nouveau genre. La portée de cette révolution naissante n’échappe pas à la sagacité du jeune Walt Disney, 26 ans, cartooniste plutôt médiocre mais conteur hors pair et producteur de génie.

Il vient tout juste de créer le personnage emblématique de son nouveau studio d’animation, la Walt Disney Productions : une souris anthropomorphe aux oreilles rondes baptisée Mortimer Mouse, et que sa femme, Lillian, ne tarde pas à surnommer Mickey. Suivant son instinct, il n’hésite pas à vendre sa voiture pour financer un court métrage utilisant un système de synchronisation du son et de l’image, destiné à souligner chaque action des personnages par une bande sonore. Steamboat Willie sort en novembre 1928 et Mickey, pour sa troisième apparition à l’écran, sifflote et interprète avec Minnie une ballade populaire américaine, Turkey in the Straw, à l’aide d’animaux transformés contre leur gré en instruments.

La souris conquiert rapidement le cœur du public et son odyssée cinématographique se poursuit avec pas moins de douze aventures en musique pour la seule année 1929 : le rongeur se fait tour à tour danseur (The Barn Dance), soldat (The Barnyard Battle), machiniste de locomotive (Mi­ckey’s Choo­Choo) et même directeur d’un opéra (The Opry House). L’utilisation de la musique, des bruitages et des effets sonores comme principaux ressorts comiques et dramatiques devient la marque de fabrique des studios Disney et inspire la concurrence.

Des Silly Symphonies à Blanche-Neige et les Sept Nains

En parallèle, Disney développe une nouvelle série, les Silly Symphonies, inspirée par les contes populaires (Grimm, Perrault, Andersen), les Fables de La Fontaine et la mythologie gréco-romaine. L’action et le déroulement des scènes-clés de l’intrigue suivent une bande-son utilisant des créations et des thèmes musicaux puisés dans le répertoire classique – le record revient à Farmyard Symphony (1938) qui reprend des mélodies de quinze œuvres de Rossini, Verdi, Wagner, Offenbach, Chopin, Mendelssohn, Beethoven et Liszt.

L’importance accordée à la musique invite naturellement les animateurs à mettre en image de nombreuses danses. La série commence ainsi en 1929 par le joyeusement morbide Skeleton Dance (La Danse macabre) et se poursuit en Technicolor à partir de 1932 avec Flowers and Trees (Des arbres et des fleurs), premier film en couleur de l’histoire distribué en salle. Disney prend de nombreux risques pour financer ces innovations qui marqueront définitivement l’industrie hollywoodienne, mais son audace est récompensée par un succès public sans précédent, couronné par huit Oscars entre 1932 et 1939.

Les possibilités expressives de la couleur, les jeux de profondeur permis par le développement des premières caméras multiplanes et l’expérience accumulée par ces séries de courts-métrages permettent à Disney de se lancer dès 1934 dans la production d’un premier long-métrage animé, Blanche­ Neige et les Sept Nains (1937).


Mickey Mouse - Fantasia (1940) © AKG

Mickey Mouse – Fantasia (1940) © AKG

Fantasia : les images au service de la musique

L’engouement pour ce film est tel que Disney lance en 1937 la production simultanée de Pinocchio et d’un autre projet conçu pour donner le goût de la musique classique à la nouvelle génération : l’adaptation du poème symphonique L’Apprenti sor­cier (1897) de Paul Dukas, avec Mickey dans le rôle-titre de cette histoire imaginée à l’origine par Goethe. Engagé pour l’enregistrement de la bande sonore, le chef d’orchestre Leopold Stokowski convainc Disney d’inclure L’Apprenti sorcier dans un long-métrage bien plus ambitieux, dans lequel la musique cesse d’accompagner et valoriser les images pour devenir la matrice même du film. « Prima la musica, dopo le immagini ! » (D’abord la musique, ensuite les images !)

La réalisation de ce « film d’animation-concert » est confiée au bras droit de Disney, Ben Sharpsteen. Le projet prend le nom de Fantasia en octobre 1938 et occupe durant deux ans les équipes du studio qui mettent au point l’un des premiers systèmes de stéréophonie pour une meilleure restitution de la musique. Huit morceaux du répertoire classique sont choisis pour être « interprétés » en images animées et donner naissance à sept séquences narratives indépendantes.

Chacune de ces histoires est introduite par des images en prise de vue réelle montrant en ombre chinoise la silhouette des musiciens de l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Stokowski. Le musicologue Deems Taylor, connu par le public américain pour la présentation des retransmissions radiophoniques de l’Orchestre philharmonique de New York, officie en qualité de maître de cérémonie. Après l’ouverture du rideau et l’accord des musiciens, celui-ci s’adresse directement à la caméra pour présenter aux spectateurs le programme des réjouissances musicales et visuelles, dans un discret et lointain hommage à la séquence parlée de Jazz Singer : « Vous allez voir les dessins, les images et les histoires que la musique a fait naître dans les imaginations d’un groupe d’artistes. […] Il y a trois types de musique dans ce spectacle de Fanta­sia. D’abord, il y a celle qui raconte une histoire. Puis, il y a celle qui, sans trame précise, peint une série d’images plus ou moins définies. Enfin, il y a le troisième type : la musique qui n’existe que pour l’amour de la musique. »

La Toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach qui ouvre le spectacle appartient justement à cette catégorie que Deems qualifie de « musique absolue ». Au fur et à mesure de la partition, les silhouettes de l’orchestre s’évanouissent pour laisser place à des divagations de formes et de couleurs, entre chaos primordial et apothéose abstraite. S’ensuivent quatre rondes de fées, champignons, chardons cosaques et poissons orientaux (Casse-­Noisette, Tchaïkovski), le combat de Mickey contre une armée de balais ensorcelés (L’Apprenti sorcier), un retour aux origines allant du Big Bang à la disparition des dinosaures (Le Sacre du printemps, Stravinski), les jeux et ébats de centaures, pégases et autres créatures mythologiques (Sym­phonie n°6 « Pastorale », Beethoven), un improbable ballet d’autruches juchées sur des pointes de satin rose et bleu, accompagné d’hippopotames en tutu, d’éléphants aériens et des crocodiles à plumet (« La Danse des heures » de l’opéra La Gioconda, Ponchielli), et enfin un sabbat infernal (Une nuit sur le mont Chauve, Moussorgski) interrompu par la ferveur apaisante de l’aurore (Ave Maria, Schubert).

D’abord prévu pour être diffusé dans les salles de concert, Fantasia sort finalement sur les écrans américains durant l’hiver 1940-1941. Douze ans à peine après les balbutiements de Mickey en noir et blanc, Disney signe un époustouflant feu d’artifice sonore et visuel d’une virtuosité indéniable. Le succès commercial est cependant mitigé, notamment en raison de l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale qui prive le film d’une sortie européenne et place le studio dans une grande difficulté financière pour plusieurs années. Fantasia est ainsi l’un des derniers chefs-d’œuvre de cet âge d’or de Disney. Le film reçoit deux Oscars d’honneur en 1942, remis à Disney pour son « extraordinaire contribution à l’amélioration de l’utilisation du son » ainsi qu’à Stokowski et ses collaborateurs pour « la création d’une nouvelle forme de musique visuelle » repoussant les frontières du genre cinématographique comme forme d’art.

LOUIS GEISLER

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