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La révolution Bayreuth : architecture de l’avenir ou coup de génie isolé ? (2)

16/08/2022
Façade du Prinzregententheater de Munich © Petra Schneider

En concevant le Festspielhaus de Bayreuth, Richard Wagner a repensé de fond en comble le rapport entre l’œuvre – en l’occurence la sienne, exclusivement – et le lieu de sa représentation. Quels ont été les échos et influences, immédiats ou lointains, de cette révolution architecturale sur les maisons d’opéra construites depuis lors ? Deuxième journée de notre trilogie, entre critiques illustres et copie – conforme ?

Fin de l’été 1876, le Festival de Bayreuth affiche un déficit abyssal. Le Festspielhaus reste donc fermé jusqu’à la création, à l’été 1882, de Parsifal, qui contribuera, bien plus que le Ring – qui attendra vingt ans avant de reparaître au programme –, à attirer à Bayreuth, tant les admirateurs que les opposants du wagnérisme, devenu le principal mouvement musical de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Les réactions concernant cette machine à regarder et entendre sont moins épidermiques, mais ouvrent un débat d’idées qui va concerner lentement l’architecture des salles d’opéra dans le monde, sans qu’il y ait à proprement parler de changement radical des esprits en la matière. 

Tel un LMNI (lieu musical non identifié), le Festspielhaus s’oppose en tout aux salles contemporaines, à commencer par les nouveaux opéras de Paris et de Vienne, conçus avant sa réalisation, et véritables antithèses aux principes wagnériens, puisqu’il s’agissait d’y permettre à la bonne société de la IIIe République, succédant à celle du Second Empire, à la gloire duquel Charles Garnier avait imaginé son « palais », ou du Reich austro-hongrois de se montrer – d’où l’hypertrophie des lieux d’accueil du public, réduits à fort peu à Bayreuth. 

Le Grand Foyer du Palais Garnier © Jean-Pierre Delagarde / Opéra National de Paris

Critiques en profondeur

Le débat est surtout d’écrits, et se focalise sur la problématique  neuve du son orchestral issu de la fosse cachée – oubliant qu’en 1797, André Modeste Grétry avait déjà lancé l’idée d’un orchestre invisible à l’opéra. Ainsi, le très influent critique Eduard Hanslick est des plus sévères : « Dans  son théâtre de Bayreuth, [Wagner] me semble être allé trop loin, ou mieux, trop profond, car l’orchestre de Das Rheingold, s’il ne manquait pas de précision, était totalement dépourvu de brillant. Même les passages les plus violents paraissaient assourdis et voilés. Il en résulte sans doute un bienfait pour les chanteurs, un peu au détriment de la partie instrumentale, à laquelle sont confiés les moments les plus significatifs et les plus beaux de l’œuvre ».

Richard Strauss ne pense pas autrement qui, bien des années plus tard, affirme : « l’idée de l’orchestre couvert, invisible, me paraît fondée et promotrice du plus bel effet pour Parsifal seulement, […] je l’accepte également pour Tristan et Der Ring des Nibelungen. Un fait est certain : la voix humaine et le texte sont mieux mis en évidence au Festspielhaus que dans un théâtre d’opéra dont l’orchestre est visible et élevé. Mais à Bayreuth, l’infinie richesse des partitions est par trop diminuée. » 

Richard Strauss en 1922 par Ferdinand Schmutzer

Bayreuth reste donc, pour l’un et l’autre, une salle expérimentale. Strauss milite même pour la forme à l’italienne, tout en précisant qu’il faut dans les capitales plusieurs salles de tailles différentes, pour assurer l’exécution correcte des différents types d’opéras existant alors. De plus, un projet architectural de l’envergure d’un théâtre lyrique ne se décide pas à la va-vite. Et dans une Allemagne qui n’a pas souffert des destructions des guerres de 1870 et de 1914, il n’y a guère besoin de nouveaux édifices, a fortiori expérimentaux, hors destruction par le feu et volonté de nouveauté. Le modèle bayreuthien n’a donc guère l’occasion de s’imposer.

Bataille d’héritage

Pour qu’un premier théâtre influencé par le Festspielhaus soit édifié, il faut la rivalité durable entre Munich et Bayreuth dans la gestion de l’héritage wagnérien. Pour le compositeur, Bayreuth est le théâtre modèle, où toute son œuvre doit être appelée à paraître, réservant même Parsifal au seul Festival – ce qui, après son décès, permit à Bayreuth de continuer à exister. Mais Munich a des droits financiers : ceux des partitions vendues au roi Louis II de Bavière, et du remboursement des avances consenties pour sauver l’entreprise. 

Bayreuth ne jouant, à l’époque, que deux années sur trois, et pratiquant un répertoire d’abord restreint à Parsifal, avec l’ajout progressif, dès 1886, de Tristan und IsoldeDie Meistersinger von NürnbergTannhäuser et Lohengrin… avant la retour du Ring en 1896, puis l’apparition de Der Fliegende Holländer, un créneau reste ouvert : Munich crée au Nationaltheater (l’actuel Bayerische Staatsoper) son propre Festival Wagner, l’été, avec les ouvrages non représentés à Bayreuth concomitamment, complémentarité préférable à la rivalité…

L’intendant Ernst von Possart obtient même que, sur la colline où avait été envisagé le luxueux «Festspieltheater » – resté à l’état de projet avorté, et d’ébauche pour Bayreuth – que Louis II pensait offrir en 1864 à son compositeur fétiche, on construise une copie très édulcorée du Festspielhaus, conçue par l’architecte Max Littmann. Baptisé en hommage au régent Luitpold, qui gouverna le royaume de Bavière pendant vingt-six ans, de la mort du roi à 1912, le Prinzregententheater, inauguré en 1901, soit un quart de siècle après son modèle, reprend certes son plan en amphithéâtre pentu, mais avec seulement 25 rangs et 1043 places complétées de 54 sièges en loges de fond, là où Bayreuth comptait, à l’origine, 1344 places au parterre – on a en ajouté 93 en 1969,  en changeant les sièges originaux – et 305 dans les loges et la galerie qui les domine. 

La salle du Prinzregententheater de Munich © Thomas Klinger

Un modèle unique

Si la fosse est partiellement implantée sous la scène, les mantelets, source du tapis sonore du Festspielhaus, ont disparu, l’orchestre restant parfaitement visible. Absents également, les murs avancés formants pièges à son latéraux sur la Colline verte : à Munich, les parois, certes pourvues de niches ornementales peu profondes, suivent le plan en trapèze circulaire de l’amphithéâtre. De ce fait, ni le rapport visuel, ni l’acoustique n’ont à voir avec Bayreuth – d’autant qu’un bâtiment entièrement en pierre, maçonnerie et plâtre, ne résonne pas comme la boîte majoritairement en bois de l’original. 

Théâtre sans magie, le Prinzregententheater expose a contrario l’ingéniosité et l’empirisme, l’instinct et l’expérience que Wagner a déployés dans son théâtre. La fosse descendue, et la salle en forte pente, c’est à Riga qu’il les avait expérimentées. L’orchestre caché, il l’avait imaginé suite à un concert au Conservatoire de Paris quand, arrivé en retard, il avait attendu derrière un écran, n’entendant pas le son de Beethoven en direct, mais comme fondu. 

Capriccio de Richard Strauss dans la mise en scène de David Marton au Prinzregententheater © Wilfried Hösl

Salle servant aujourd’hui à tout, le Prinzregententheater, seul exemple significatif d’une imitation stérile du modèle Bayreuth, montre surtout l’unicité de ce dernier. L’Histoire, elle, allait se charger bientôt de bouleverser la donne, ouvrant dès le début du XXe siècle l’architecture théâtrale à la diversité absolue, allant de l’utopie à l’irruption d’une science nouvelle, l’acoustique.  

À suivre…

PIERRE FLINOIS

Retrouvez le premier volet de l’article.

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