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Paul et Gaëtan Brizzi, des envolées lyriques au crayon de cire 

31/03/2023
Paul et Gaëtan Brizzi. © Romuald Meigneux

De l’exposition Opéras en 2013 à leur nouveau roman graphique sur L’Enfer de Dante, ces deux figures de l’illustration et du cinéma d’animation laissent transparaître leur inclination pour l’art lyrique dans leur travail à quatre mains. 

Lorsqu’on regarde Paul et Gaëtan Brizzi, 71 ans, dessiner côte à côte, on se surprend assez vite à les imaginer enfants, quand ils maniaient le crayon avant même de savoir lire. Dans la galerie Daniel Maghen, à Paris, où ils se retrouvent pour dédicacer leur roman graphique inspiré de L’Enfer, le premier des trois cantiques de La Divine Comédie de Dante Alighieri, les jumeaux manifestent une simplicité qui contraste avec le prestige de leur parcours.

De leur studio de Montreuil à ceux de Los Angeles, les Français ont longtemps fait partie du cercle très fermé des collaborateurs de Disney. Plusieurs séquences du Bossu de Notre-Dame (1996) portent leur patte, dont le spectaculaire Prologue, ou le combat ultime entrainant la chute de Frolo (Hell Fire). Et c’est encore à eux que Roy Edward, le neveu de Walt, confia la conception du finale de Fantasia 2000, sur la musique de L’Oiseau de feu de Stravinsky.

L’opéra, comme au cinéma  


La Danse des sept voiles de Salome dans Opéras de Paul et Gaëtan Brizzi. © Éditions Daniel Maghen

Aujourd’hui, les Brizzi ont pris leurs distances avec le cinéma d’animation – « Nous ne nous sentions plus les épaules pour diriger des équipes de deux ou trois cents personnes » – mais ils se font toujours entendre par le biais de l’illustration et de la BD. Il y a dix ans, la galerie Maghen accrochait déjà leur travail sur ses cimaises. Trente-sept dessins, réunis sous le nom d’Opéras, y célébraient quelques fleurons du répertoire.

Les frères, « grands amateurs » d’art lyrique, n’ont pas seulement trouvé chez Mozart ou Rossini de quoi satisfaire leur âme de mélomane. Cet univers de passions, de transcendance, « grandiloquent au bon sens du terme », parlait aussi à leur sensibilité de story-boarders. « L’opéra, ce ne sont que des histoires d’amours désespérées, extraordinaires ou fantastiques ! Et nous avions envie de les sortir de la mise en scène théâtrale pour en livrer une vision personnelle et cinématographique. » 


Aida dans dans Opéras de Paul et Gaëtan Brizzi. © Éditions Daniel Maghen

De Madama Butterfly (Puccini) à Carmen (Bizet), de Boris Godounov (Moussorgski) à Don Giovanni (Mozart), les créateurs ont donc retenu douze œuvres emblématiques. Fidèles à leur manière habituelle de composer en duo mais d’une même voix – Gaëtan se charge des décors, Paul des personnages –, les complices se sont attachés à des « images particulièrement révélatrices » pour les faire chanter au crayon de cire.

Que le clown Canio tue la femme qu’il aime dans Pagliacci (Leoncavallo), que l’envoutante Salome exécute la danse des sept voiles pour obtenir la tête de Jochanaan (Strauss), ou que le guerrier Radamès reçoive le glaive sacré qui doit le conduire à la victoire (Aida), chaque planche exprime leur goût de la démesure autant que des détails, ciselés avec une application d’orfèvre. Jouant des plans serrés ou de la profondeur de champ, toutes affirment un style graphique méticuleux, nourri aux mamelles de la peinture d’histoire et du septième art. Personne ne s’étonnera que Verdi y soit surreprésenté à travers MacbethLa traviataAida et Falstaff : l’Italien est leur « compositeur préféré »…

Des décors d’enfer 

En 2013, l’exposition avait suscité l’édition d’un splendide catalogue à couverture rouge, façonné à la manière d’un livret. Chaque chapitre dévoilait aussi l’envers du décor, donnant à voir les premières esquisses, le processus créatif qui avait conduit aux tableaux définitifs. En parcourant l’ouvrage, tiré à cinq cents exemplaires et malheureusement épuisé, l’œil ne peut s’empêcher de rapprocher la façon dont les Brizzi mettaient en scène Le Ring de Wagner, et celle dont ils ont conçu certains passages de L’Enfer.


L’Enfer de Dante de Paul et Gaëtan Brizzi. © 2023 Éditions Daniel Maghen

Lorsqu’on leur fait remarquer leur appropriation très « opératique » de l’épopée, les dessinateurs confirment l’intuition. « La descente de Dante et Virgile à travers les neuf cercles de l’Enfer nous offrait l’opportunité de dépeindre des lieux très impressionnants, mais encore une fois théâtralisés. » Dès la première grande planche de l’album, Gaëtan s’est employé à magnifier la forêt obscure dans laquelle est projeté le héros. « J’ai fait beaucoup de recherches pour qu’elle soit la plus belle, et pour donner l’impression au lecteur d’entendre la musique qui l’accompagne. Par la suite, à chaque changement de décor, il s’agissait d’aller chercher la composition la plus forte, la plus lyrique possible, pour se hisser au niveau de l’œuvre littéraire. » 

Il fallait une certaine audace pour se mesurer à ce monument. A fortiori quand une pointure comme Gustave Doré s’y est, lui aussi, essayé, au XIXe siècle. En s’y aventurant sans se départir de leurs doutes, ni de leur humilité, les Brizzi ont magnifiquement dompté cet Enfer pour le transformer en somptueux opéra de papier. Album hybride alternant cases et dessins de pleine page, l’ouvrage aux cinquante nuances de gris réussit le tour de force de provoquer des sensations de vertige, de chute, de suggérer l’écrasante petitesse de la condition humaine, d’effrayer, sans sombrer dans l’effroyable. En maîtres des brumes et des contrastes, ses auteurs ont aussi prouvé que la vulgarisation et l’exigence pouvaient cheminer de concert, fût-ce de précipices en fleuves de sang. 

Flûte alors ! 


La Reine de la Nuit face à Tamino dans Die Zauberflöte, dans Opéras de Paul et Gaëtan Brizzi. © Éditions Daniel Maghen

La maestria de ces grands interprètes donne bien des raisons de regretter que leur projet de transposer Die Zauberflöte de Mozart au cinéma n’ait pas pu aboutir, en 1988. « Nous l’avions adaptée en ne gardant que les grands airs, avec une histoire dont le déroulement correspondait à ce qui se fait traditionnellement pour un public jeune. À l’époque, nous avions trouvé des producteurs, mais le coût du projet et l’incertitude de son succès commercial les ont rendus frileux. Le cinéma d’animation mobilise des équipes et des projets colossaux… » Sur leur site officiel richement documenté, des panneaux du storyboard permettent, néanmoins, d’imaginer comment cette Flûte aurait pu faire ses gammes sur grand écran. Et s’ajouter aux nombreux petits cailloux blancs semés par le génie de l’Opéra sur la route de ces amateurs… diablement éclairés. 

STÉPHANIE GATIGNOL

À lire : 

L’Enfer de Dante de Paul et Gaëtan Brizzi, aux Éditions Daniel Maghen.

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