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Treemonisha, aux rythmes de l’Afrique du Sud 

06/10/2022
© Andile Malindi

Isango Ensemble ouvre la saison du Théâtre de Caen avec Treemonisha. La promesse d’une rencontre en forme d’osmose entre l’opéra-manifeste de Scott Joplin et le collectif sud-africain. 

Tout le monde connaît au moins un air de Scott Joplin (1868-1917). Sifflez les notes de The Entertainer et l’étincelle du « Mais oui, bien sûr ! » s’allumera dans la pupille de vos interlocuteurs. Déjà couronné de succès par la Belle Époque, le morceau a connu un retentissement mondial grâce à sa reprise dans L’Arnaque (The Sting) de George Roy Hill, Oscar du meilleur film en 1974. Et définitivement fait passer le pianiste à la postérité comme « le roi du ragtime ». Mais si le grand public associe le génial compositeur à ce mouvement précurseur du jazz, il ignore souvent que des œuvres lyriques figurent à son répertoire. Des opéras que ce fils d’ancien esclave s’échina à faire exister, et dont le premier, A Guest of Honor, est considéré comme perdu, tandis que le second resta ignoré pendant des décennies…


Première édition de Treemonisha © Library of Congress

Achevé en 1911, six ans avant sa mort en hôpital psychiatrique, Treemonisha est un manifeste, signé par un musicien accompli. L’intrigue, sise dans une plantation de l’Arkansas, s’attache à une communauté d’anciens esclaves. Son héroïne, une jeune institutrice autrefois abandonnée sous un arbre et adoptée par un couple sans enfant (Ned et Monisha) n’a qu’une idée en tête : s’appuyer sur l’instruction dont elle est la seule à avoir bénéficié, pour libérer les siens de leurs croyances et des sorciers qui les maintiennent dans la misère et l’ignorance. Presque un demi-siècle après la proclamation d’émancipation par Abraham Lincoln, l’auteur déroule son credo en trois actes : c’est par le savoir que le peuple noir pourra gagner sa liberté ! 

La compagnie la plus légitime

Que la fable ait retenu l’attention d’Isango Ensemble n’étonnera personne, tant elle entre en résonance avec l’esprit de cette compagnie sud-africaine, créée au Cap en 2000. Portée par des artistes, pour la plupart issus des « townships », auxquels elle permet de sortir de l’exclusion, elle doit sa renommée internationale à une démarche atypique : s’emparer d’œuvres qui font écho aux problématiques et à la culture du pays, pour se les réapproprier avec des instruments, des arrangements propres à la « nation arc-en-ciel ».

De Mark Dornford-May, l’un de ses deux co-fondateurs, les cinéphiles se souviendront qu’il a décroché un Ours d’or au Festival de Berlin avec le film U-Carmen eKhayelitsha (2005), une transposition de l’opéra de Georges Bizet dans un bidonville. Sous l’égide de ce réalisateur qui assure sa direction artistique depuis vingt ans, le collectif s’est notamment fait remarquer par sa relecture étonnante de Die Zauberflöte de Mozart, saluée au Théâtre du Châtelet en 2009. 


Pauline Malefane (la Reine de la Nuit) dans Impempe Yomlingo © Keith Pattison

Dix ans plus tard, le Théâtre de Caen reprenait cet Impempe Yomlingo en diptyque avec A Man of Good Hope, spectacle inspiré d’un best-seller retraçant l’épopée d’un jeune réfugié somalien fuyant la guerre civile. Aujourd’hui, son directeur Patrick Foll espère beaucoup du retour d’Isango avec Treemonisha, « car si une troupe est légitime pour l’interpréter, c’est bien elle ! Il est rare, à l’opéra, de constater une telle osmose entre ce que raconte une œuvre et la vie de ceux qui l’incarnent.» 

Des marimbas à l’opéra

Le public se souviendra-t-il que l’auteur n’a jamais pu la voir sur les planches ? Parce qu’aucun éditeur n’avait voulu le suivre, Joplin dut publier lui-même sa partition piano-chant à compte d’auteur. Celle-ci ne fut jouée qu’une seule fois, en concert, au Lincoln Theater de Harlem, en 1915. Et il fallut attendre 1972 pour qu’elle (re)naisse enfin en version scénique, au Morehouse College d’Atlanta, et soit, trois ans plus tard, programmée à Broadway. Aux yeux de Patrick Foll, Treemonisha est donc une sorte de terrain vierge qu’Isango est parfaitement fondé à s’approprier. « J’attends de leur approche qu’elle ramène l’oeuvre vers une forme d’authenticité et vers les racines africaines de Joplin ». 


Isango Ensemble répète Treemonisha au Cap © Andile Malindi

Principalement en anglais, mais ponctuée de passages en xhosa, tswana et zoulou, cette création placée sous la direction musicale de Mandisi Dyantyis s’inscrira dans la lignée des précédents spectacles du collectif. Sans orchestre dans la fosse, mais avec des chanteurs-instrumentistes sur scène et des marimbas, corne de kudu, tambours, battements de pieds et de mains pour sceller la rencontre entre la partition d’origine et le monde sonore de l’Afrique. Même des bouteilles en plastique ou tasses en fer blanc s’y recycleront en instruments de fortune.  

Résonances contemporaines

La volonté de Scott Joplin était de faire interpréter son acte de foi par une distribution 100 % afro-américaine. Du côté du Cap,  Isango vit « le fait de travailler sur une pièce imaginée et composée pour un ensemble noir comme une expérience exaltante ». La porter permettra de rétablir certains équilibres car « trop de contributions d’artistes afro-américains à la culture ont été ignorées et dépréciées ». Faut-il rappeler qu’avant Terence Blanchard en 2021, le Metropolitan Opera de New York n’avait jamais accueilli aucun compositeur noir depuis sa fondation en 1883 ? Ni Scott Joplin, ni William Grand Still… « Treemonisha peut prétendre au titre de tout premier opéra américain et n’a jamais été célébré comme tel. Il s’agit, pourtant, d’un jalon important dans l’histoire du développement musical de ce pays », précisent Mark Dornford-May et Mandisi Dyantyis.


Mandisi Dyantyis et Mark Dornford-May © Andile Malindi

Mais si le collectif considère l’oeuvre comme politique, ce n’est « pas seulement parce qu’elle a été conçue par un artiste noir ». C’est aussi pour les questions qu’elle soulève « comme l’importance de l’éducation, la place de la femme dans la société, le souci de l’environnement ». Quant à certaines catégories de la population sud-africaine, leur condition n’est pas si éloignée de celle des afro-américains du XIXe siècle. « Les faibles possibilités d’instruction et la pauvreté continuent d’avoir un effet dévastateur sur le quotidien des gens et leurs chances d’obtenir une qualité de vie acceptable.» 

Avec cette création hybride, Patrick Foll espère drainer toutes sortes d’amateurs de spectacle. Outre la qualité des chanteurs de la troupe et « des parties de chœur absolument splendides », il salue l’énergie phénoménale d’Isango qu’il interprète comme la meilleure réponse aux questionnements sur l’importance de l’art. Essentiel ? Non-essentiel ? « Chez eux, on s’aperçoit qu’il est vraiment vital ! » 

STÉPHANIE GATIGNOL

À voir :

Treemonisha de Scott Joplin, une création d’Isango Ensemble, sous la direction de Mandisi Dyantyis, et dans une mise en scène de Mark Dornford-May, au Théâtre de Caen, du 13 au 15 octobre 2022, puis en tournée à la Maison des Arts de Créteil, du 19 au 21 octobre, et aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, du 25 au 27 octobre.

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