Intermezzo William Kentridge, alchimiste du verbe
Intermezzo

William Kentridge, alchimiste du verbe

04/02/2023
William & Kentridge, atelier de Johannesbourg. © Thys Dullaart
© Thys Dullaart

Dessinateur, sculpteur, décorateur, metteur en scène, l’artiste total originaire de Johannesbourg s’apprête à donner, au Théâtre du Châtelet, Waiting for the Sibyl, pièce hautement cryptique commandée en 2019 par l’Opéra de Rome. L’insatiable et insaisissable touche-à-tout nous fait entendre la voix intérieure qui a présidé à cette création.

« Bonjour. C’est William Kentridge », me souffle une voix chaude et veloutée. « Je suis dans mon atelier de Johannesbourg. On est dimanche soir. Par la fenêtre ouverte sur le jardin, je respire le parfum des roses, du frangipanier, des chèvrefeuilles et du jasmin. » J’écoute cette voix, à Paris, un jour de pluie. Lui, dans l’été austral. Moi, en automne. Étrange entretien. C’est que William Kentridge est un de ces artistes
mondialisés, et donc insaisissables. Alors je lui ai fait passer par mail quelques questions sur son prochain spectacle, Sibyl [composé de deux parties : The Moment Has Gone et Waiting for the Sibyl, ndlr]. Il m’a renvoyé quelques réponses sous forme d’enregistrement sonore. Comment ne pas voir que le metteur en scène qu’il est niche aussi dans ce dispositif ? Sa première intervention ressemble d’ailleurs à une didascalie. Est-ce vraiment un entretien ? Plutôt une correspondance, et même une invitation privilégiée à entrer dans le monologue intérieur d’un artiste…

Quel drôle d’objet que Waiting for the Sibyl ! Cette pièce d’une quarantaine de minutes, sans dialogue, aussi énigmatique qu’un oracle, ne ressemble à aucune autre mise en scène de Kentridge pour l’opéra. Ou faudrait-il dire plutôt que c’est un précipité de tous les objets que l’artiste a imaginés depuis quinze ans. L’artiste a mis en scène des opéras avec livret. Wozzeck, La Flûte enchantée ou Le Nez. Lui, le Sud-Africain, a dialogué avec les Européens, Berg, Mozart, ou Chostakovitch. Et puis il a réalisé des installations dans lesquelles on pénètre, comme Ô Sentimental Machine (2013), inspirée du séjour de Trotski sur une île au large d’Istanbul dans les années trente. Ou encore des petits films d’animation
qu’il dessine dans les pages de livres divers – comme Accounts and Drawing from Underground (2015), qui réunit des dizaines de paysages sur les pages d’un livre de compte de 1906 d’une société minière. « Le livre est d’une influence majeure sur mon travail. Je dessine dans les vieux livres, depuis dix, quinze ans. Je suis sensible à la surface des pages, à la manière dont elles retiennent la matière du fusain. Le livre est premier, et plus encore ici, il est au cœur du spectacle Waiting for the Sibyl. »


Atelier de Johannesbourg. © Adine Sagalyn

Atelier de Johannesbourg. © Adine Sagalyn

Des oracles comme des confettis

Preuve en est que sur scène les feuilles virevoltent, portées, exhibées, jetées en brassées par les neuf danseurs et chanteurs emmenés par le chorégraphe Nhlanhla Mahlangu, sur une partition musicale de Kyle Shepherd. L’idée de construire cette pièce autour des feuilles (pages) dessinées d’un livre est venue à Kentridge de l’épisode même de la Sibylle, qui rédigeait ses oracles sur des feuilles (leaves) de chêne, abandonnées aux caprices du vent. Cette vision d’une profonde poésie croise d’ailleurs, chez lui, une pratique ancienne, liée à son travail de dessinateur d’animation, qu’il réalise ordinairement à partir de papiers déchirés, comme des confettis. « Ce livre de la Sibylle nous a convaincus de travailler à un
livret que l’on pourrait lire, dans les images, et pas seulement entendre. Dans les représentations d’opéras aujourd’hui, tout le monde est habitué à lire le livret à travers les surtitres qui
accompagnent maintenant toutes les productions. Avec, ici, la projection des mots dans l’image, on peut lire les mots, accéder au sens, sans se soucier de bien les entendre dans le chant, et même s’autoriser à dissocier ce que l’on lit de ce que l’on entend. »

Kentridge a dû écrire, avec la troupe, ce livret d’oracles que le spectateur, comme un admirateur de la Sibylle, est invité à lire. Braconnant des phrases intrigantes dans des livres anglais, russes, hébreux, ou encore dans un vieux livre de proverbes de 1916 compilés par l’écrivain sud-africain Solomon Plaatje (membre fondateur au début du XXe siècle de l’ANC), il en a fait une sorte de collage, de cut-up dada, livrant toutes sortes de phrases aux injonctions étranges : « Pourquoi hésiter ? » ou « L’opinion de Dieu est inconnue. » Parfois ces sorts sont comiques: « Résiste au troisième Martini. » Et parfois inquiétants: « Les tombes fraîches sont partout. » Sans que d’ailleurs Kentridge l’ait anticipé puisque la pièce a été composée deux ans avant le Covid, ces sortilèges ont trouvé un écho macabre dans l’hécatombe mondiale causée par la pandémie.


Lulu au Metropolitan Opera en 2015 © Ken Howard

Lulu au Metropolitan Opera de New York en 2015 © Ken Howard-MET

Un dessin en quatre dimensions

Avec cette œuvre, Kentridge, déjà virtuose du dialogue entre les arts de la scène et les arts visuels, franchit une étape dans la construction d’une œuvre d’art totale, puisant dans tous les arts, s’adressant à tous les sens. Non seulement il écrit le livret, intègre la danse, commande la musique. Mais, plus décisif, il conçoit l’opéra comme un livre dessiné. « Il y a plusieurs façons de considérer le travail de metteur en scène d’opéra. Vous faites un job de prestataire pour une scène particulière. Vous êtes employé pour diriger une production, et une fois la tâche accomplie, vous êtes payé et vous repartez. Pour ma part, je
préfère penser chaque production d’opéra, et particulièrement Sibyl, comme une occasion qui vous est donnée de travailler sur un dessin en quatre dimensions avec les moyens fournis par une institution lyrique qui me dirait: « Pour l’espace, voilà un canevas de dix-sept mètres sur dix. On y ajoute pour vous des comédiens incroyables pour animer le dessin, et même des chanteurs plus géniaux encore, et enfin on vous lâche dans ce dessin un orchestre en live, appareillé de quatre heures de la meilleure musique qui ait été écrite ! » Voilà comment je considère mon travail de metteur en scène d’opéra, comme celui d’un artiste qui échafaude un dessin quadridimensionnel – longueur, largeur, profondeur et durée. Naturellement, les œuvres sont toujours cadrées et contraintes par un livret et une interprétation, mais, même ainsi, la liberté qui est offerte et les moyens mis à disposition, avec le collectif qui se met en place, ne se retrouvent nulle part ailleurs ! »

Ainsi est-ce comme dans un dessin, réalisé dans un gigantesque livre, qu’évoluent les danseurs, les chanteurs, l’orchestre de Waiting for the Sibyl. Ce sont eux le fusain, eux la matière charbonneuse qui animent le livre, et si l’on en croit l’artiste, la pensée – « le dessin est une manière pour moi de penser lentement ». Selon une fantasmagorie à la Lewis Carol, jouant sur les échelles, Kentridge metteur en scène dialogue avec Kentridge dessinateur. Naguère l’artiste avait appelé « l’animation du pauvre », ses dessins animés comme un flip book, crayonnés sur les pages de vieux dictionnaires ou encyclopédies. Avec Waiting for the Sibyl, dans des proportions jusqu’alors inédites, la magie d’un dessin vivant opère, rendant visible, de surcroît, le geste du dessinateur.

Le jeu de grossissement constitue véritablement le principe d’écriture de Kentridge dans cette œuvre, dans la continuité de ses films d’animation. Ces petites œuvres, représentant des « processions » de profils excentriques, relevaient d’une écriture d’ombres découpées, héritage de l’art de la silhouette
très populaire au XVIIIe siècle. Dans l’opéra, le jeu d’ombre s’enrichit. Les danseurs, placés sous le faisceau de projecteurs pinceaux, voient leurs corps s’agrandir démesurément, ombres découpées mais aussi projetées, en mouvement, sur l’écran du fond. Comment ne pas penser à Walt Disney, l’autre maître du dessin animé qui jouait lui aussi, inspiré par les expressionnistes allemands, du procédé de grossissement, notamment dans Blanche-Neige (1937), lors de la montée du grand escalier par la sorcière, avec son ombre immense finissant par remplir le cadre ? C’est cette dimension féerique de Waiting for the Sibyl qui fait passer, sous nos yeux, d’un drame en trois dimensions, coloré, à taille humaine, à sa projection hors norme, à plat, en noir et blanc, et comme métabolisée par le cerveau de l’artiste.


Jeux d’ombres et épreuves éparses sur le plateau de Waiting for the Sibyl. © Stella Olivier

Jeux d’ombres et épreuves éparses sur le plateau de Waiting for the Sibyl. © Stella Olivier

Des mythes grecs aux langues africaines

L’autre originalité de cette œuvre tient au dialogue qu’elle installe entre l’imaginaire africain et la mythologie antique. Ne serait-ce déjà que dans le mouvement de traduction des oracles de la Sibylle de Cumes, chantés par la troupe en langues africaines (zulu, setswana, sesotho et xhosa).
Comment deux systèmes de pensée s’accordent-ils sur la question, aussi sensible intellectuellement, du « destin » ? Le chorégraphe Mahlangu, qui dirige le groupe de danseurs, témoigne d’ailleurs qu’au départ il se sentait, lui-même comme la troupe, assez éloigné du matériau mythologique grec. Il a fallu attendre, au fil des répétitions, que les mythologies africaines et antiques entrent en résonance.

Kentridge, lui, a trouvé dans ce mythe antique un matériau stimulant. « La Sibylle habitait une grotte, près de Naples, dans la petite ville de Cumes. C’était une prophétesse qui rendait ses oracles par écrit sur des feuilles de chêne. Vous veniez lui poser vos questions, et elle rédigeait ses réponses qu’elle déposait à l’entrée de la grotte. Vous deviez aller les récupérer, mais quand vous arriviez à l’entrée de la grotte, il y avait toujours un vent qui éparpillait les feuilles de telle manière que vous ne pouviez savoir si l’oracle que vous aviez récupéré vous était destiné ou si c’était celui qui était adressé à quelqu’un d’autre.
C’est cela qui a retenu mon attention dans cette histoire et bien sûr le fait qu’il y ait un parallèle entre le mot feuille (leaf) et feuille (page) en français, comme en anglais. » Il y a quelque chose de paradoxal à voir un artiste « engagé », comme l’était son père, un des avocats historiques de la lutte contre l’apartheid, choisir une fable qui fait du destin le ressort de l’histoire.

Le destin tel qu’il est évoqué dans la légende de la Sibylle contrecarre l’idée que chacun est responsable de sa propre histoire. Jusqu’à cette pièce, Waiting for the Sibyl (qui résonne d’ailleurs étrangement avec le titre de la pièce de Beckett, En attendant Godot), les œuvres de Kentridge se coltinaient en effet avec l’histoire de l’Afrique du Sud, dénonçant colonialisme, apartheid ou racisme, accumulant ainsi une réflexion sur les luttes et la capacité des groupes ou des individus à s’affranchir des déterminismes politiques ou sociaux. Sans doute avec cette création l’artiste renoue-t-il avec une tradition lyrique, propre au XIXe siècle, qu’il s’agisse de La forza del destino de Verdi, de La Bohème de Puccini et de bien d’autres opéras… Après tout, ces drames « mélo » interrogeaient l’irruption du tragique dans nos histoires.

Pour Kentridge, peut-être est-ce une manière d’interroger une autre forme de tragique qui bouscule l’histoire et surgit avec les fléaux contemporains de la pandémie, de la guerre ou du réchauffement climatique ? Dans une société qui n’a de cesse d’annoncer que le compte à rebours pour la fin du monde est enclenché, une méditation comme celle qu’esquisse Waiting for the Sibyl éclaire notre désir compulsif de savoir, de mettre tout en œuvre pour connaître l’avenir et étouffer l’insupportable incertitude. Dans Waiting for the Sibyl, cette angoisse peut prendre des formes inattendues, d’un
absurde proprement beckettien. Comme notamment cette scène de la salle d’attente de la Sibylle, où un personnage se demande quelle est la bonne décision à prendre : sur quelle chaise faut-il donc s’installer quand on ne peut différencier celle qui va s’effondrer sous son poids de celle qui va tenir ? L’ingénieux dispositif scénique (qui fait penser au traitement de l’objet chez Bob Wilson), le jeu de lumière, l’angoisse qui tord le corps du danseur, composent une de ces visions, pour ainsi dire philosophiques, qui accompagnent longtemps l’esprit du spectateur.


Un hommage au génie fantasque de Nicolas Gogol avec cette mise en scène du Nez par William Kentridge, au Metropolitan Opera de New York, en 2013. © Ken Howard-MET

Jusqu’à quand ?

Car Waiting for the Sibyl n’est pas seulement une allégorie du destin, mais aussi une plongée dans la psyché humaine, celle-là même qui paraît mobiliser toutes les ressources technologiques aujourd’hui pour faire taire une angoisse existentielle. « To what end ? » proclame un oracle. « Jusqu’à quand ? » reprend Kentridge lui-même dans l’entretien. Ce souci récurrent et polymorphe de la limite est ouvert sur de nombreux sujets. « La Sibylle parle en réalité de notre temps. Autrefois, chacun de nous aurait demandé à l’oracle jusqu’à quand il allait vivre. Nous interrogeons, pour notre part, des incarnations très actuelles de la prophétesse. On scrute toutes sortes de données pour savoir si notre façon de nous alimenter, de travailler ou de fumer nous expose à des risques affectant notre espérance de vie. Est-on un sujet potentiellement menacé de contracter un cancer, une maladie cardiovasculaire ? Au lieu d’aller voir la Sibylle ou d’interroger les entrailles de poulet, nous consultons ainsi différents types d’algorithmes, de statistiques, de banques de données qui font fonction d’oracles. Nous avons d’ailleurs transféré à ces algorithmes le soin d’évaluer ce qui pourra nous plaire. Qu’il s’agisse de musique ou du temps qu’il fera dans une semaine, cela revient à décider pour nous jusque dans notre quotidien le plus prosaïque. Ainsi y a-t-il, à travers la figure de cette Sibylle, faillible comme les humains et qui cherche malgré tout à répondre à chaque individu, une nostalgie qui s’oppose au système de nature totalitaire de ces algorithmes, auxquels on se soumet, et qui ignorent l’individu au profit d’une logique statistique, adaptée au travail des intelligences artificielles. »

Comme d’autres artistes avant lui, Kentridge revisite dans Waiting for the Sibyl un mythe antique quelque peu oublié et qui pourrait paraître suranné aux yeux de certains. Qui pour croire encore en effet au « destin » aujourd’hui ? Pourtant l’artiste donne une actualité inédite à ce sujet, qui sort, comme un refoulé, du fond de la caverne. Ce livre qui se déploie sur scène, tout en poésie, avec ses feuilles volantes, invite à considérer le destin, qu’il soit hasard, donc inexplicable, ou loi divine inaccessible à celle des hommes, comme l’impensé des modernes. Ni le marxisme, et le mécanisme de sa dialectique historique, ni la vision libérale de l’Histoire, et sa foi aveugle dans le progrès, ne sont capables de l’intégrer. Peut-être est-ce la leçon de cette vertigineuse célébration que de nous conduire à rompre avec l’ubris – pour prendre encore un concept antique –, avec cet orgueil prométhéen qui nous fait croire que nous sommes maîtres de la nature et de l’Histoire. En ces temps d’apocalypses annoncées, il pourrait être intéressant d’écouter la voix de la Sibylle…

THIERRY GRILLET

Un article paru dans LYRIK n°3.

À voir :

Sibyl, avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’busiso Shozi, dans une mise en scène de William Kentridge, au Théâtre du Châtelet, du 11 au 15 février 2023.

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