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Hulda de César Franck : une renaissance pour un bicentenaire

24/05/2022
© Anthony Dehez

À l’occasion du bicentenaire de la naissance de César Franck, conjointement célébré par l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège et le Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française accroche un nouvel opéra oublié à son glorieux tableau de chasse. Enregistré en concert à Liège et à Namur, Hulda sera enfin créé à Paris, le 1er juin, au Théâtre des Champs-Élysées. Notre envoyé spécial a suivi, en Belgique, les protagonistes de cette redécouverte majeure.

Brumes nordiques, village de pêcheurs, Vikings, noms à consonance mythologique (Hulda, Gudrun, Halgerde…), malédiction, cérémonie de noces où les deux mariages finissent mal… Comment ne pas songer à Wagner, entre Fliegende Holländer et Götterdämmerung, en lisant le résumé de l’intrigue du troisième opéra de César Franck ? D’autant que l’époque de la création, marquée par un wagnérisme triomphant, renforce ce sentiment.

À l’écoute de la version de concert donnée le 17 mai, au Grand Manège de Namur, cette prémonition s’estompe. Si la partition évoque parfois l’univers du maître de Bayreuth, elle laisse aussi entendre des proximités avec Grieg, ou même Debussy, et l’on y retrouve évidemment les qualités orchestrales de César Franck – celles, notamment, des pages du poème symphonique Psyché. Qui plus est, la dramaturgie de Hulda reste très largement celle du « grand opéra » à la française, ne serait-ce qu’avec la présence d’un impressionnant ballet au début du quatrième acte. Pour l’anecdote, comme dans beaucoup d’ouvrages lyriques d’alors, la partition intègre des saxophones – quatre ici, qui accompagnent brièvement un chœur de pêcheurs.

Table thématique des morceaux séparés de Hulda © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

Comptant une quinzaine de personnages – loin d’être insignifiants – pour quatre rôles principaux, l’œuvre est singulière. De Halte-Hulda (1858), pièce de théâtre de Bjørnstjerne Bjørnson, prix Nobel de littérature (1903), Charles Grandmougin a tiré un livret sans doute trop écrit, qui porte la marque de son époque, avec une certaine préciosité. Ici, un « Pressens-tu mon amour ? » éperdu, là un « J’en demeure encore tout indigné ! » combatif : le langage paraît bien éloigné de la rudesse viking à l’honneur dans les séries contemporaines. Mais la tension est là, et l’intrigue ménage quelques effets inattendus.

Ainsi du ténor, Eiolf, qui hésite entre Swanhilde et Hulda, et se voit donc attribuer deux duos d’amour. Un rôle ambigu, en conscience, bien moins niais que celui du Siegfried du Ring, certes victime d’un philtre néfaste. Partagé entre passion et vengeance, l’héroïne éponyme permet une vaste palette expressive, pour un soprano puissant, rompu aux exigences de Wagner et Strauss. À la fois cheffe de clan – elle a six fils ! – et mère courage – ils meurent les uns après les autres… –, Gudrun montre elle aussi plusieurs facettes. L’ouvrage est, de fait, remarquablement construit, et sa cohérence dramatique mérite à l’évidence une exécution scénique.

César Franck à l’orgue de Sainte-Clotilde par Jeanne Rongier © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

Fruit du travail conjoint du Palazzetto Bru Zane et de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, cette redécouverte est donc une heureuse surprise. Comme beaucoup d’œuvres maudites, Hulda a échappé à son créateur, qui ne l’a jamais entendue. Elle avait même quasiment disparu, depuis sa création posthume, et largement amputée, en 1894, à Monte-Carlo. En 1960, Vittorio Gui en dirige, à la tête des chœurs et de l’orchestre de la RAI de Milan, une version réduite, parue vingt et un ans plus tard chez Melodram. La création intégrale a finalement lieu à Londres, en 1994, de manière quasi-confidentielle. Et ce n’est qu’en mai 2019 que l’Opéra de Fribourg (Theater Freiburg) en propose une production scénique, donnant ensuite lieu à un disque (Naxos, 2021), sous la direction de Fabrice Bollon.

Un enregistrement issu des concerts donnés à Liège, le 15 mai, et à Namur, deux jours plus tard, rendra à son tour justice à un opéra injustement tombé dans l’oubli. Surtout que la distribution retenue rend cette captation très prometteuse. Expressive et nuancée, Jennifer Holloway restitue pleinement les tourments de Hulda, sans dramatisation excessive, faisant valoir un soprano aux accents sombres, doublé d’aigus parfaitement projetés. S’y ajoute une qualité de diction d’autant plus louable que l’orchestration est souvent redoutable pour le rôle.

Judith van Wanroij, Edgaras Montvidas et Jennifer Holloway dans Hulda au Grand Manège de Namur © Gabriel Balaguera

Élégance du style, clarté du propos, luminosité du timbre, Edgaras Montvidas campe avec bonheur un Eiolf tourmenté et indécis. Véronique Gens tisse une Gudrun marmoréenne, broyée par un destin contraire, à qui elle apporte, par la délicatesse de son phrasé, un surcroît d’humanité bienvenu. Et Judith van Wanroij offre à Swanhilde, épouse éconduite puis retrouvée, un alliage subtil de discrétion et de résolution, un chant empli de sensibilité, que rehausse une couleur lumineux.

Fidèle à sa politique, le Palazzetto Bru Zane a aussi pu réunir d’excellents chanteurs pour endosser avec bonheur de tous petits rôles. On ne saurait trop remercier Sébastien Droy ou François Rougier de jouer aux comprimari de luxe. Pareilles louanges vont à Marie Gautrot (La Mère de Hulda et Halgerde), Matthieu Lécroart (excellent Gudleik, qui fait regretter la brièveté du rôle), Ludivine Gombert (Thordis), Artavazd Sargsyan (Eyrick) et Christiam Helmer (Aslak), sans oublier les impressionnantes voix de basse de Matthieu Toulouse et Guilhem Worms.

Tous sont à saluer pour une prestation sans faute, grâce notamment à leurs qualités de diction, qui donnent à entendre le livret sans peine – ou presque. À cet égard, l’écrin tissé par l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège aurait pu se révéler redoutable. Mais Gergely Madaras, son directeur musical depuis 2019, veille scrupuleusement à maintenir l’équilibre avec les chanteurs, se jouant d’incessantes ruptures de rythme et d’une orchestration exigeante.

Gergely Madaras © László Emmer

La renaissance de Hulda au disque procède du souhait, toujours au cœur du travail du Centre de musique romantique française, basé à Venise, de produire un enregistrement de référence. Rendant hommage au disque réalisé à Fribourg « qui nous a beaucoup aidés », Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, et Gergely Madaras, le chef d’orchestre, ne cachent cependant pas les difficultés posées par une partition reconstituée à partir d’au moins deux sources différentes, dont une « copie manuscrite où manquaient les clefs ».

Les indications de tempo étaient également présentes de manière erratique, avec nombre de lento, quasi allegro, poco animato… « Quel geste musical cela appelle-t-il ?, s’exclame le chef. C’était comme assembler les pièces d’un puzzle. » Certains éléments du livret étaient également absents, ou modifiés. Habitué à ce travail d’archéologue, Alexandre Dratwicki relativiserait presque les difficultés : « Il y avait assez peu de fautes dans l’orchestre ; environ une centaine sur trois heures de musique, ce n’est rien ! À titre de comparaison, la partition d’Ali-Baba de Charles Lecoq comprenait des milliers d’erreurs… »

Aujourd’hui, avec un public qui s’impatiente vite, tous ces cadavres de Vikings sont une garantie de succès ! Alexandre Dratwicki

Spécialiste de Franck, dont il a joué près de cent cinquante fois, et enregistré à quatre reprises, la Symphonie en ré mineur – avec, en complément de la version gravée en 2012, sous la direction de Christian Arming (Fuga Libera), le ballet allégorique de Hulda –, l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège a parfaitement relevé le défi, alternant concerts publics et séances de patchs, pour rejouer les mesures ne donnant pas satisfaction, à cause de bruits dans le public, de problèmes de tempo, de cohésion, etc… en un temps record d’une dizaine d’heures. « Après la première lecture orchestrale, on a trouvé beaucoup de choses à améliorer », observe Gergely Madaras, qui souligne l’importance pour l’orchestre d’inscrire Hulda à son répertoire dans le cadre du bicentenaire de la naissance, à Liège, du compositeur.

Alexandre Dratwicki © PBZ

Même intérêt du côté des chanteurs : en s’appuyant sur une « famille Palazzetto » d’une quarantaine d’interprètes, dont « des nouveaux à chaque fois », Alexandre Dratwicki exhume inlassablement des œuvres oubliées. Ils y voient à la fois un « devoir de transmission », comme l’indique Véronique Gens, qui compare ce travail à la redécouverte des œuvres baroques, ou encore la possibilité « de créer une tradition. On enregistre un opéra inconnu. La tradition, c’est nous ! », s’amuse Jenifer Holloway. « Notre récompense, c’est lorsqu’un collègue dit qu’il va chanter un rôle, et qu’il écoute notre disque pour se préparer », complète Edgaras Montvidas.

Cette double approche justifie l’important processus d’appropriation d’une œuvre dont nul ne sait si elle sera reprise au-delà de son interprétation en concert. Car, durant plusieurs mois, les échanges entre les chanteurs et le Palazzetto ont été constants. Ils se sont préparés avec un « karaoké au piano », afin de tous respecter le même rythme. Un important travail sur la diction a également été nécessaire, notamment pour la prononciation des diphtongues, dont Franck écrit toutes les notes (ru-i-né, vi-o-lence), ou encore le respect des syllabes, avec des difficultés typiquement françaises – il-le-faut, ce « chic absolu de la double consonne. »

Jennifer Holloway sous la direction de Gergely Madaras dans Hulda à la Salle Philharmonique de Liège © Anthony Dehez

Des séances de lecture par appel vidéo ont parfois complété cette préparation. Jennifer Holloway sourit en évoquant une lecture intégrale du livret au téléphone avec Alexandre Dratwicki, qui a duré plusieurs heures : « Quand je chante, je dois aussi raconter une histoire. » « Certains opéras ont une belle musique, mais un livret sans intérêt, abonde Edgaras Montvidas. Ce n’est pas le cas ici. On doit comprendre l’œuvre pour en montrer l’essence. » Ce travail qui pourrait s’apparenter à celui d’une troupe repose sur un solide relation de confiance, tissée au fil du temps. « Tout le monde est parfaitement bien distribué. Alexandre Dratwicki nous connaît aussi bien que nos voix », glisse Véronique Gens.

« L’enjeu n’est ni documentaire ni musicologique : Hulda est une œuvre majeure, nécessaire dans l’opéra français, qui mériterait d’être donnée à l’Opéra de Paris ou au Covent Garden, affirme ce dernier. C’est du Wagner à la française. Aujourd’hui, avec un public qui s’impatiente vite, tous ces cadavres de Vikings sont une garantie de succès ! » La sortie du livre-disque, prévue en 2023, devrait lui donner raison.

JEAN-MARC PROUST

À voir :

Hulda de César Franck, avec le Chœur de Chambre de Namur, l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Jennifer Holloway (Hulda), Véronique Gens (Gudrun), Judith van Wanroij (Swanhilde), Marie Gautrot (La Mère de Hulda/Halgerde), Ludivine Gombert(Thordis), Edgaras Montvidas (Eiolf), Matthieu Lécroart (Gudleik), Christian Helmer(Aslak), Artavazd Sargsyan (Eyrick), François Rougier (Gunnard), Sébastien Droy (Eynar), Guilhem Worms(Thrond), Matthieu Toulouse (Arne/Un héraut), sous la direction de Gergely Madaras, au Théâtre des Champs-Élysées, le 1er juin 2022.

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