Alors qu’en Iran, la révolte populaire déclenchée par la mort de Mahsa Amini ne faiblit pas, et que des voix s’élèvent de toute part pour dénoncer l’oppression du régime islamique, le contre-ténor Cameron Shahbazi organise, le 12 décembre, à l’Opéra de Francfort, un concert de soutien au mouvement lancé par les femmes iraniennes pour la vie et la liberté. Lyrik lui ouvre ses colonnes pour une tribune sur la situation dans son pays d’origine, et son engagement en tant qu’artiste et citoyen du monde.
Je suis le fils de deux Iraniens qui ont émigré au Canada à la suite de la révolution de 1979. Le traumatisme causé par cet événement bouleversant a influencé l’identité de mes parents, leur approche de la paternité et de la maternité, et les leçons qu’ils m’ont enseignées tout au long de ma vie. Bien que je n’aie pas été élevé dans une religion particulière, ils m’ont appris à me respecter, aussi bien qu’autrui et mon environnement.
Mes deux expériences de l’Iran datent de mon enfance. J’y suis allé une fois avec ma mère et mon frère, et une autre fois, seul avec mon père. Je me souviens que ma mère pleurait lorsque nous avons atterri à Téhéran ; c’était sa première visite depuis plus de vingt ans. À l’inverse, mon père était si enjoué, et ravi de me présenter enfin à mes tantes, mes oncles et mes cousins. Alors que ces deux voyages ont changé ma vie à plusieurs égards, je n’ai pas pu, bien malgré moi, retourner en Iran depuis : le nuage sombre qui plane sur ce beau pays m’a empêché d’étreindre ma famille élargie, et de renouer avec ma patrie.
Cette grande nation nous a nourris de ses valeurs artistiques et du respect de la vie humaine, dont la République islamique ne fait plus aucun cas depuis quarante-trois ans. L’Iran est un pays diversifié, mais
sous ce régime, les femmes et les membres des minorités ethniques et religieuses sont traités comme des citoyens de seconde zone.
Sous ce régime, les relations entre personnes de même sexe sont strictement illégales et passibles de la peine de mort.
Sous ce régime, les systèmes d’oppression et de violence sont devenus la norme.
Mais ce régime ne représente pas le peuple iranien, et celui-ci en a assez.
La mort de Mahsa Zhina Amini, une Kurde iranienne de 22 ans, arrêtée pour avoir « mal porté » son hijab, et décédée le 16 septembre 2022 des suites des traumatismes subis lors de sa détention par la « police des mœurs » de la République islamique, a déclenché le plus grand mouvement des droits civiques en Iran depuis la révolution de 1979, qui a pris la forme de manifestations de masse dirigées par des femmes à travers tout le pays. Les images et les vidéos de ces courageuses manifestantes sont devenues virales, et des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées en Iran et dans le monde entier pour les soutenir, ainsi que des millions de plus en ligne.
Près de trois mois plus tard, il ne s’agit plus de manifestations, mais d’une révolution intersectionnelle, menée par des femmes et des filles, pour mettre fin à la discrimination sexiste ainsi qu’à la violence contre les femmes sanctionnée par l’État. Les Iraniens se battent également pour un gouvernement démocratique et laïc, pour la liberté d’expression et de la presse, et pour l’égalité de toutes les minorités, y compris religieuses et ethniques.
Une crise humanitaire
En tant qu’Iranien issu de la diaspora, c’est pour moi un devoir, une responsabilité, en même temps qu’un grand honneur, que d’agir et de soutenir la révolution qui se déroule actuellement dans le pays. Bien que je n’adhère à aucun groupe de la diaspora, à aucune organisation politique, à aucun groupe de réflexion ni à aucune idéologie concernant l’Iran et son avenir, je suis convaincu que tous les Iraniens doivent pouvoir vivre librement et profiter de ces droits fondamentaux que beaucoup d’entre nous tiennent pour acquis.
Mon soutien a pris de nombreuses formes. J’ai partagé activement des faits et des chiffres avec mes abonnés sur les réseaux sociaux afin de mettre en lumière les voix et les histoires provenant d’Iran, et j’ai participé à des manifestations dans les grandes villes. Des personnes de tous horizons, de milieux politiques et socio-économiques divers, se rassemblent pour soutenir les femmes et les hommes qui mettent leur vie en danger en Iran. Cette cause va bien au-delà de la politique quotidienne ; il s’agit d’une crise humanitaire.
Comme beaucoup de mes collègues, j’ai passé plus d’une décennie à former mon instrument afin de partager et d’humaniser d’innombrables personnages de l’art lyrique. Il se trouve que cet instrument est ma voix, et j’ai réfléchi à la façon dont je souhaite m’en servir sur scène, et en dehors. Comment pourrais-je accepter d’incarner le rôle-titre de Siroe, re di Persia de Haendel, par exemple, mais ne montrer aucun courage dans la vie ? Dans ce opéra créé en 1728, et vaguement inspiré de faits historiques, Siroe, l’héritier légitime du trône de Perse, a été injustement condamné à mort, et personne n’est venu le défendre. Il mentionne que les gens qui l’entourent sont soit barbares, soit, pires, silencieux.
Bien que je ne sois pas retourné en Iran, j’ai eu l’occasion de chanter et d’utiliser ma voix pour soutenir et attirer l’attention sur cette révolution. J’ai mis la musique de côté pendant quelques mois, et j’ai retroussé mes manches pour travailler à l’organisation d’un concert de bienfaisance.
Femme, Vie, Liberté
Le 12 décembre 2022, à l’Opéra de Francfort, je serai rejoint par des amis et collègues estimés du monde entier pour soutenir le peuple iranien et encourager les théâtres et salles de concert à partager ce message. Nous, artistes iraniens et non-iraniens, nous réunissons, en personne et par messages vidéo, pour élever collectivement nos voix en soutien à « Woman, Life, Freedom » (du persan Zan. Zendegi. Azadi.), au peuple iranien, et à son combat pour un avenir meilleur.
Je suis fier d’être accompagné de nombreux musiciens incroyables, dont les sopranos Ambur Braid, Lilian Farahani, Kristine Opolais et Giulia Semenzato, la mezzo-soprano Anna Bonitatibus, le claveciniste Mahan Esfahani, le violoncelliste Kian Soltani, le percussionniste Naghib Shanbehzadeh, l’altiste Micha Afkham, la flûtiste Azin Zahedi, les pianistes Jeff Cohen et Sophia Muñoz. Le concert de bienfaisance réunira également les voix d’universitaires et d’activistes, avec des lectures de poèmes par des invités spéciaux qui ne peuvent être présents ce soir-là. Nous faisons tous don de notre temps et de nos performances pour soutenir la révolution. Le courage d’être sur scène, pour donner le meilleur de nous-mêmes, n’est rien comparé au courage du peuple iranien, qui résiste contre le mal. Cet héroïsme que nous voyons chez les jeunes et les femmes iraniens, nous ne le pensions possible qu’au théâtre. Je suis ravi de travailler avec le metteur en scène français Pierre-Emmanuel Rousseau et Opera for Peace pour produire cette soirée spéciale.
Je suis extrêmement reconnaissant envers Bernd Loebe, le directeur de l’Opéra de Francfort, d’être un leader dans notre communauté et d’offrir sa scène et ses ressources afin que nous puissions mettre en lumière les histoires en provenance d’Iran, éduquer ceux et celles qui sont moins familiers avec cette révolution, et collecter des fonds pour le Abdorrahman Boroumand Center (ABC), une organisation non gouvernementale à but non lucratif qui se consacre à la promotion des droits de l’Homme et de la démocratie en Iran. Fondée en 2001, elle est reconnue internationalement pour son travail continu et extraordinaire, et je suis fier de la soutenir de toutes les manières possibles. L’ABC cherche à restaurer la dignité des innombrables victimes des violations des droits de l’Homme en Iran. Sa base de données numérique a recensé plus de 26 000 cas de violations du droit à la vie – notamment des exécutions, des assassinats ciblés et des décès lors de manifestations – au cours des quatre dernières décennies. Elle est essentielle pour fournir les outils nécessaires à la sensibilisation à ces enjeux et pour contribuer au changement.
Affirmer la vie elle-même
L’Opéra de Francfort a été incroyablement généreux dans son soutien à cette cause. La clé de toute collecte de fonds est la transparence. Le prix de nos billets est très raisonnable (de 15 à 30 €) pour permettre à tout le monde d’assister à l’événement. Sur ce prix, 5 € par billet vendu seront versés au théâtre pour l’aider à réduire ses frais généraux. Le reste ira à l’ABC, et chacun est invité à augmenter son don en envoyant des fonds directement à l’organisation. Le concert sera par ailleurs diffusé sur la plateforme numérique IDAGIO, permettant aux gens du monde entier d’y participer. 80 % des ventes de billets numériques seront versés à l’ABC, et les 20 % restants couvriront les frais de la plateforme de streaming.
J’ai compris que produire un événement de cette envergure, en moins de deux mois, est une entreprise colossale, surtout à l’approche des fêtes de fin d’année. C’est une première pour moi ! Cependant, nous avons déjà vu le milieu de la musique classique et de l’opéra s’unir, et nous connaissons le pouvoir que notre voix collective peut avoir pour sensibiliser et inciter les gens à agir. Nous, en tant qu’interprètes, managers, intendants, directeurs, administrateurs, concepteurs et personnel technique, avons choisi nos professions par amour de nos formes d’art respectives, et parce qu’elles nous procurent, ainsi qu’au public, un sentiment de joie qui affirme la vie elle-même. Ce faisant, nous défendons les raisons mêmes de l’existence humaine, et les droits fondamentaux inscrits dans ce qu’elle signifie. L’Opéra de Francfort a compris que nous ne pouvions pas rester silencieux, alors que l’une des plus grandes nations du monde est piétinée par un régime qui viole les droits fondamentaux de la personne, y compris celui de pratiquer ce que nous avons choisi comme l’œuvre de notre vie.
CAMERON SHAHBAZI
Woman. Life. Freedom., concert de bienfaisance en soutien aux droits de l’Homme en Iran, à l’initiative de Cameron Shahbazi, à l’Opéra de Francfort, le 12 décembre 2022.
Cette tribune a été rédigée avant l’annonce de l’abolition de la police des mœurs par le régime iranien.
