Découvrir l'opéra Le chant à l’épreuve des clichés
Découvrir l'opéra

Le chant à l’épreuve des clichés

11/01/2023
Emilie Delorme, directrice du CNSMDP
© Ferrante Ferranti

« Don du ciel », « talent inné » mais aussi « Castafiore » et « comédiens empotés »… Les stéréotypes sur la voix et les artistes lyriques ont encore la vie dure. Émilie Delorme, la directrice du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, bat en brèche cinq idées reçues sur le chant et ses métiers.

PRÉJUGÉ N° 1

Chanter juste est un don inné : pour être artiste lyrique, il faut surtout avoir du talent.

Tout se travaille ! Et si certaines personnes ont des facilités pour chanter juste, encore faut-il qu’elles les exploitent correctement. Construire une voix est un travail sur le long terme. Cela nécessite de se forger une technique et une personnalité musicale solides. Cela passe notamment par l’acquisition d’une bonne connaissance du répertoire, des rôles et des langues ainsi que d’une capacité d’écoute et d’analyse. Ce travail doit également rencontrer un désir. Tout le monde n’a pas forcément envie de se produire devant un public. Et le « glamour » de la scène cache la réalité d’un quotidien avec ses propres contraintes. Être artiste lyrique, c’est accepter de partir régulièrement loin de chez soi, pour travailler plusieurs mois dans une autre ville ou à l’étranger. En France, il n’y a plus vraiment de troupe de chanteurs affiliée à une maison, contrairement à l’Allemagne où certains artistes décident de s’installer pour essayer de trouver de la stabilité. Cette grande mobilité est à prendre en compte. Il faut réussir à l’articuler avec sa vie personnelle. Le désir de la scène peut interférer avec la vie de couple, la parentalité, etc. Il faut conscientiser tous ces éléments pour mener une carrière durable et négocier avec soi-même ce que l’on est prêt à faire ou non. Ceci est d’ailleurs valable pour beaucoup de professions.

PRÉJUGÉ N° 2

« La voix, ce n’est pas vraiment un instrument. »

C’est vrai : l’instrument d’un chanteur n’est pas sa voix mais bien son corps tout entier. Le chant ne mobilise pas seulement les muscles des cordes vocales : il engage tout le corps, des pieds ancrés au sol jusqu’aux résonateurs crâniens, en passant bien sûr par l’ensemble de l’appareil respiratoire. Encore une fois, tout cela s’apprend et se travaille. Les artistes lyriques doivent être en excellente santé et suivre une discipline quotidienne aussi rigoureuse que celle des danseurs et des sportifs. Durant toute la vie, la voix évolue avec le corps, notamment au rythme des bouleversements hormonaux de la puberté, lors d’une maternité ou de la ménopause. Il faut constamment la travailler. Et ce n’est pas tout de chanter un air sur scène : il faut pouvoir tenir durant tout un opéra. Certains rôles demandent une préparation physique et mentale digne d’un marathon !

PRÉJUGÉ N° 3

« À l’opéra, on ne comprend jamais ce que disent les artistes lyriques : ils chantent trop fort et ”en yaourt”. »

Les chanteurs développent une voix qui porte pour se détacher de l’orchestre et se faire entendre sans amplification. Par le passé, certains spectateurs venaient à l’opéra pour la performance vocale. C’est moins souvent le cas aujourd’hui, en raison de l’évolution des mises en scène et du souci de crédibilité des personnages, même si une technique et des vocalises virtuoses continuent toujours de provoquer une émotion forte. La question de la compréhension à l’opéra est une problématique ancienne. Pendant longtemps, les œuvres ont été traduites et adaptées. Aujourd’hui, les maisons d’opéra ont fait le choix de les présenter dans leur langue originale et de les accompagner d’un système de surtitrage. Chaque langue a ses propres couleurs et un même sentiment ne s’exprime pas de la même façon dans une langue ou dans une autre. Les jeunes artistes du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) suivent des cours de langues vivantes pour maîtriser l’anglais et l’allemand. Mais une même langue se parle et se chante différemment. Les chanteurs français doivent par exemple apprendre à chanter en français, même s’il s’agit de leur langue maternelle. Pour cette raison, nos élèves suivent des cours de « diction lyrique » dans les langues les plus courantes de l’opéra (allemand, italien, français, anglais, russe) afin de travailler l’articulation entre la langue et le chant, et se rapprocher des intentions des compositeurs.

PRÉJUGÉ N° 4

« Les artistes lyriques sont de bons musiciens mais de mauvais acteurs qui ne savent pas jouer la comédie. »

La formation des chanteurs est de plus en plus importante. Depuis la mise en œuvre du système de Bologne et la structuration de l’enseignement supérieur européen en trois cycles (licence, master et doctorat), les cursus des conservatoires supérieurs sont passés d’une durée de trois à cinq années. Cette évolution a permis de construire et proposer des formations plus approfondies et étendues. Les jeunes artistes qui viennent aujourd’hui se former au CNSMDP apprennent à appréhender leurs corps, suivent des cours de théâtre et de danse, et intègrent toutes ces composantes dans leur travail sur scène. Ils ont généralement bénéficié d’une formation musicale initiale bien plus complète, grâce à l’émergence et au renforcement ces dernières années de la pratique chorale et de la Maîtrise populaire, portée notamment par l’Opéra Comique, Radio France, le Chœur de Notre-Dame ou encore le Centre de musique baroque de Versailles. Le goût pour l’opéra a aussi évolué en même temps que les mises en scène qui demandent aujourd’hui un engagement corporel et théâtral très important. Beaucoup de jeunes artistes choisissent d’être chanteurs et non instrumentistes par envie de la scène. La dimension théâtrale n’est alors plus un frein mais devient au contraire une motivation. D’ailleurs, de plus en plus d’instrumentistes ont également envie d’être sur scène et d’inclure un peu de théâtre voire de danse dans leur vie professionnelle. C’est une tendance de fond du secteur musical.

PRÉJUGÉ N° 5

 « L’opéra ce n’est jamais crédible : les artistes lyriques n’ont pas l’âge ou le physique de leur rôle. »

Il existe une « convention théâtrale » entre la salle et la scène : les spectateurs acceptent de croire aux données initiales qu’on leur présente pour entrer dans l’histoire. Ils cessent d’être dans une salle de spectacle à Paris pour se retrouver grâce à leur imaginaire en Sicile ou au Japon, selon les décors ou la situation suggérée. Cela marche aussi bien au théâtre qu’à l’opéra ou au cinéma – prenez le film Dogville (2003) de Lars von Trier avec Nicole Kidman : toute l’action se déroule dans un univers ultra-minimaliste, simplement tracé sur le sol à la craie blanche. Par ailleurs, les techniques de maquillage et de trucage sont devenues très performantes et permettent aujourd’hui d’aller très loin en matière de mise en scène. Et, contrairement au cinéma, il n’y a généralement pas de gros plans à l’opéra, sauf bien sûr pour les captations et dans les spectacles qui intègrent de la vidéo.

De nombreuses mises en scène se concentrent sur la dimension universelle des histoires racontées et s’affranchissent de ce que l’on a longtemps appelé les « emplois », cette pratique qui consiste à cantonner systématiquement des artistes à certains types de rôles. Cette évolution est cruciale. L’opéra est un secteur subventionné : il doit par conséquent s’adresser à l’ensemble de la population. Un metteur en scène a donc la responsabilité de se demander comment l’ensemble des spectateurs va recevoir son spectacle. Cela ne veut pas dire que les mises en scène doivent plaire à tout le monde. Mais la question de la réception est cruciale, d’autant plus que toutes les maisons d’opéra s’adressent désormais à un public scolaire qu’il est nécessaire d’accompagner et d’éclairer avec des outils de compréhension adéquats.

Propos recueillis par LOUIS GEISLER

Un article paru dans LYRIK n°3.

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