Les métiers de l’opéra Bernd Uhlig, photographe de scène
Les métiers de l’opéra

Bernd Uhlig, photographe de scène

25/11/2022
Autoportrait de Bernd Uhlig

Leur nom apparaît, souvent à peine lisible, dans la marge, ou au coin des images capturées lors des ultimes répétitions, signature presque anonyme de ce premier aperçu, muet mais déjà parlant, du spectacle à venir. Ce sont les photographes de scène. Sans cesse en mouvement, aussi bien dans la salle qu’entre Salzbourg, Bruxelles, Paris et Berlin, Bernd Uhlig est l’œil de l’opéra depuis plus de trente ans. Portrait.

Ce sont les projections diapo de son père géographe et grand voyageur qui ont initié le jeune Bernd Uhlig au reportage photo. Avant que le bambin ne découvre, avec son oncle, les techniques du développement, dans une minuscule chambre noire placée sous un escalier. Sa pratique de la photographie ayant rapidement dépassé le cadre familial, il achète à vingt ans son premier appareil reflex, et s’inscrit à la Staatslehranstalt für Fotografie de Munich pour devenir professionnel. Dix ans durant, il réalise des reportages pour des magazines à grand tirage, comme Der SpiegelDie ZeitSternFAZ-Magazin

Interpelé par de jeunes comédiens qui faisaient du théâtre de rue, il les rejoint et fonde avec eux une troupe indépendante. Quand les responsables de la compagnie suédoise Jordcikus (Le cirque de la terre) lui demandent de photographier leur adaptation du roman de Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude, ils prennent tout de suite conscience de la qualité de son travail et l’invitent immédiatement à réitérer dans un festival, avec les meilleurs acteurs de l’époque. 


John Daszak (Herodes), Elsa Dreisig (Salome) et Angela Denoke (Herodias) dans Salome de Strauss, mis en scène par Andrea Breth, au Festival d’Aix-en-Provence, en 2022 © Bernd Uhlig

Pendant les dix ans qui ont suivi, Bernd Uhlig a photographié des spectacles de compagnies internationales de théâtre, en marge de ses reportages de presse. « Le théâtre était mon luxe, se souvient-il. Je m’y suis jeté parce que je n’avais pas besoin d’en vivre : je gagnais ma vie dans le journalisme. Puis, j’ai décidé de me spécialiser, car je me rendais compte que c’était ce que je faisais le mieux. Il n’a pas fallu longtemps pour que je photographie mon premier opéra. Parfois, il arrive que la chance vous amène à l’endroit qui vous convient. »

Fixer l’acte de vie

Ce coup de chance a lieu en 1992, au Festival de Salzbourg, dont Gerard Mortier venait de prendre la direction, avec La finta giardiniera de Mozart, dans la mise en scène d’Ursel et Karl-Ernst Herrmann. Un été fantastique, passé entre le travail au laboratoire photo et les rencontres avec les artistes. S’il est, aujourd’hui encore, un des photographes attitrés de la manifestation, Bernd Uhlig collabore aussi avec la Monnaie de Bruxelles, l’Opéra National de Paris, le Deutsche Oper et le Staatsoper de Berlin, l’Opéra de Cologne et le Staatsoper de Hambourg. Passionné de théâtre et de danse, il a également documenté les productions de Heiner Müller, Peter Stein, Frank Castorf, Andrea Breth, Sasha Waltz, et plus récemment de Krzysztof Warlikowski et Romeo Castellucci. 


Moses und Aron de Schönberg dans la mise en scène de Romeo Castellucci, à l’Opéra National de Paris, en 2015 © Bernd Uhlig

Pour lui, la problématique du photographe de scène est de transformer un acte de vie en une image fixe, qui garde la trace de cette action vivante. Il faut surmonter cette difficulté pour ne pas tomber dans la tradition des photographies de théâtre rigides et ennuyeuses. Bernd Uhlig a été l’un pionniers à réfléchir à donner une exigence artistique à un métier jusqu’alors borné à un aspect purement documentaire. Son regard transforme le travail des acteurs, éclairagistes, scénographes, costumiers et metteurs en scène en une image indépendante, potentiellement autonome, à la manière d’une œuvre d’art, mais qui représenterait en même temps le résultat de la collaboration de toute l’équipe, ainsi que l’œuvre elle-même. 

Il ne commence jamais à photographier sans connaître parfaitement la pièce et les personnages, éventuellement en assistant à toutes les répétitions. Son instinct lui permet de saisir très rapidement l’atmosphère et les intentions d’un metteur en scène, parfois même en observant les détails du décor. « J’ai travaillé de nombreuses années avec un trépied, ce que je ne fais plus depuis longtemps, précise-t-il. Je me déplace comme un chat dans la salle de spectacle, si possible de manière à ce que personne ne le remarque, et je parcours les perspectives. Je sais alors exactement quelle situation j’aborde, et à partir de quel point. Les bonnes images n’arrivent pas comme cela, elles naissent d’un processus. J’en vois la possibilité, avant que l’impulsion ne les façonne. Ce n’est pas comme si je réfléchissais consciemment en photographiant – car réfléchir prend du temps, et je n’en ai pas. Mais cela travaille dans ma tête. »


Carlo Colombara (Banco) et Scott Hendricks dans Macbeth de Verdi, mis en scène par Krzysztof Warlikowski à la Monnaie de Bruxelles, en 2010 © Bernd Uhlig

Il aime citer à ce propos l’anecdote d’un voyage dantesque en 2010, entre Berlin et Bruxelles, où il était attendu pour photographier le Macbeth de Verdi mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Victime d’annulations de vols et de retards de trains, il dût louer une voiture et débarquer en catastrophe au Théâtre de la Monnaie, dix minutes à peine après le début de la répétition. Au final : des photos impeccables, parfaitement cadrées dès la première prise de vue.  

La lutte avec le rectangle

Il confie ne pas se focaliser sur les scènes-clés, leur préférant les séquences de transition, plus intéressantes d’un point de vue photographique. Obstacle naturel à la prise de vue en direct, le problème de la bouche ouverte des chanteurs d’opéra se résout chez lui par l’observation et l’étude attentive du jeu d’acteur. « Parfois, cependant, j’aime photographier une bouche ouverte, si elle a une signification. Par exemple, si c’est un cri de joie ou de peur. Ou d’agression, ou d’étonnement. »


Russel Braun (Pentheus) et Sean Panikar (Dionysus) dans The Bassarids de Henze, mis en scène par Krzysztof Warlikowski, au Festival de Salzbourg, en 2018 © Bernd Uhlig

Avant l’apparition de la photographie numérique, il utilisait du matériel Leica, manipulant sept objectifs différents – dont un téléobjectif pour se rapprocher de l’action. Aujourd’hui, il se contente d’un seul, couvrant une focale de 70 à 200 mm. Bernd Uhlig quitte la première répétition avec plusieurs centaines d’images dans son appareil – un nombre qui diminue d’une séance à l’autre. 

« Je pars toujours de l’espace, explique-t-il. C’est mon réceptacle. » Dès lors, la photographie devient une lutte avec le rectangle, « la forme avec laquelle [il] travaille depuis la nuit des temps, et qu[’il] essaie constamment d’épuiser ». Comme une histoire sans fin, qui le pousse à utiliser toutes les marges de manœuvre, pour faire éclater les limites.

DAVID VERDIER

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