Le passage au troisième millénaire a raréfié le métier de bottier ou de cordonnier dans les maisons d’opéra, qui en avaient parfois même jusqu’à trois. Si quelques irréductibles subsistent à la Monnaie de Bruxelles ou au Grand Théâtre de Genève, Patrice Coué est le tout dernier à officier en France. Et c’est à l’Opéra National du Rhin qu’il chausse solistes vocaux, choristes et danseurs.

Ni cuir, ni tissu, ni satin ne résistent depuis dix-sept ans à l’artisan-fabricant de l’Opéra National du Rhin, qui a fait ses armes à Paris, dans la chaussure sur mesure pour homme. Dès la fin du siècle dernier, les maisons ont commencé à se tourner vers les grands loueurs, devenus aujourd’hui des incontournables. Comme avec une liste de courses en ligne, l’on commande, l’on reçoit, puis l’on restitue son colis, et ce, sur chaque production. Certains opéras optent pour l’achat, en vue de constituer un stock, même si les vendeurs ne disposent plus toujours d’unités suffisantes pour un chœur entier. La question de remettre en branle un atelier de bottier dans le paysage lyrique se heurte à la condition d’une collection abondante de formes à chaussures, ainsi que de machines. Du temps et des moyens, qui manquent aux structures souhaitant faire marche arrière…


L’atelier de Patrice Coué à l’Opéra National du Rhin. © Thibault Vicq

Initialement préposée aux souliers, l’activité manuelle de Patrice Coué s’est progressivement étendue aux ceintures et à toutes les nuances du cuir : holsters, armures, attelles, étuis, sacs à main, corsets, carquois ou autres parachutes. S’il travaille habituellement seul, il accueille parfois, avec la Fédération Régionale des Métiers d’Arts d’Alsace (frémaa), des stagiaires à qui il enseigne la fabrication de A à Z, « au contraire d’une entreprise, où l’on est embauché pour une tâche ». Sa situation l’oblige à valoriser le stock (de cinq mille paires), donc à jongler entre conception et achat, mais aussi à « fabriquer mieux, quitte à fabriquer moins ». Dans le périmètre du spectacle vivant, « les finitions nécessaires sont celles qui seront suffisantes pour faire illusion ». La réutilisation s’intègre aux réflexions : demi-fabrication, ajout d’accessoires, mais résultat complet !

Chemins chaussants

« À l’opéra, on n’est jamais complètement maître de l’offre : ceux qui portent nos pièces ne sont pas ceux qui les ont commandées. » Car il s’agit bien d’une relation entre le costumier et Patrice Coué, dès la pré-maquette – un an au préalable –, précisée en maquette officielle six mois avant la première. Lorsque l’effectif choral est élevé, les essayages débutent plusieurs mois à l’avance, afin de n’avoir à s’occuper que des solistes au moment des répétitions. « Le travail vise moins à l’adaptation qu’au confort et à la sécurité. » Le plancher ou tapis de scène s’ajoutant aux coulisses, et aux trois étages qui les séparent des loges, on ne saurait imaginer des chanteurs se casser la margoulette avec des semelles en cuir ! Le feutre a été la solution toute trouvée pour les vingt-sept paires de bottes de The Snow Queen de Hans Abrahamsen, tout en collant bien à l’univers. Quant à la transformation des baskets achetées pour la production de West Side Story, signée Barrie Kosky, elle a assuré un confort optimal de mouvement.


Patrice Coué. © Klara Beck

Ce sont les intentions du costumier qui font bifurquer l’avis de Patrice Coué vers l’achat, le recyclage d’une pièce du stock, ou la fabrication. Les choses peuvent cependant se compliquer lors de la rencontre avec les chanteurs, dont il gère sans mal les individualités grâce à son passé au contact de la clientèle privée. « Il faut chausser l’œil. Si les chaussures leur plaisent dès le début, ils vont tout faire pour qu’elles leur conviennent. On doit réussir à les toucher physiquement et à poser les bonnes questions pour éviter les frustrations sur scène. » Le dernier mot revient, en revanche, au metteur en scène. Mais attention de ne pas fournir trop tôt les accessoires, au contraire du théâtre, dans un souci de « préservation ». Les répétitions alignent, en effet, tous les dangers, surtout en position nocive – à genoux, la hantise des fabricants – ou avec les matières néfastes que sont la tourbe, le sable ou l’eau, demandant une logistique d’entretien, de stock à déclasser, ou de paires de rechange.

La technologie à la rescousse

Règle numéro un : ne jamais oublier de demander aux dames leur résistance aux talons ! D’un côté, il est devenu plutôt ardu de se procurer des pièce singulières ; de l’autre, les costumiers veulent avoir le choix. L’Opéra National du Rhin a donc investi dans une imprimante 3D, la meilleure source de flexibilité. Patrice Coué dessine lui-même les croquis de talons et les imprime pendant la nuit, à la hauteur et au galbe exacts. Dans l’imminente production de L’incoronazione di Poppea de Monteverdi, mise en scène par Evgeny Titov, le ténor Emiliano Gonzalez Toro interprétera Arnalta en robe à traîne et devra monter des escaliers, le tout sur talons –  pendant les mesures, l’interprète a précisé qu’il ne les voulait pas trop fins. « Les chaussures sont le lien entre la personne et le sol. Les chanteurs doivent être à l’aise pour être performants. » 


Croquis d’Emma Ryot pour la costume et les chaussures d’Arnalta dans L’incoronazione di Poppea de Monteverdi, mis en scène par Evgeny Titov, à l’Opéra National du Rhin.

Cette technologie est parfois soumise à requête de la part d’autres maisons à la recherche d’un modèle à nul autre pareil… comme pour l’imposant ténor Stuart Jackson, à la pointure 51 ! La saison dernière, Strasbourg et Mulhouse avaient produit un Così fan tutte qui traversait la première moitié du XXe siècle, et donc aussi les grandes époques du costume (et des talons). L’imprimante 3D a été un luxe pour les costumiers, et une intarissable source de confort pour le bottier. L’époque des longues recherches et des modifications après achat est enfin révolue ! « Les petites séries, voire les unités, caractéristiques du spectacle » générées par l’imprimante, sont également mises à l’honneur autour de la coiffure et des pièces techniques. La découpeuse CriCut, nouvelle venue dans la famille des machines confiées à Patrice Coué, offre à son tour des capacités supplémentaires à l’atelier. Son histoire a commencé à s’écrire en centaines de trèfles sur les costumes du ballet Alice de Philip Glass. Le savoir-faire reste, tandis que les produits finis évoluent avec le temps : « Faire des nouvelles choses, c’est aussi avancer. »

THIBAULT VICQ

À voir :

L’incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi, avec l’ensemble Pygmalion, Giulia Semenzato (Poppea), Kangmin Justin Kim (Nerone), Katarina Bradić (Ottavia), Nahuel Di Pierro (Seneca), Carlo Vistoli (Ottone), Lauranne Oliva (Drusilla), Julie Roset (Amore), Emiliano Gonzalez Toro (Arnalta) et Rupert Charlesworth (Lucano), sous la direction de Raphaël Pichon, et dans une mise en scène d’Evgeny Titov, à l’Opéra National du Rhin, du 24 mars au 18 avril 2023.

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