Découvrir l'opéra L’opéra, ce genre troublant (2)
Découvrir l'opéra

L’opéra, ce genre troublant (2)

12/11/2022
Lea Desandre (Cherubino) au Festival d’Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

Le théâtre lyrique joue, dès ses origines, de la fluidité, sinon de la confusion du genre. De Haendel à Strauss, en passant par Mozart et Rossini, l’usage des rôles en travesti s’est perpétué, jusqu’aux troublants renversements de la scène contemporaine. Petite histoire des sexes indécis à l’opéra.

Épisode 2/3 : Héroïques contraltos et troubles adolescents

Une fois la mode des castrats passée – le dernier, Giovanni Battista Velutti, créa Aureliano in Palmira de Rossini en 1814, et Il Crociato in Egitto de Meyerbeer, dix ans plus tard –, l’opéra romantique n’oubliera ni le travesti, ni le souvenir vocal de ces evirati. Car ce sont leurs derniers représentants qui ont passé le flambeau du bel canto aux divas du XIXe siècle, comme Isabella Colbran et Violante Camporesi, élève de Girolamo Crescentini – et jusqu’à Emma Calvé (1858-1942), qui disait tenir le secret de son extraordinaire étendue de Domenico Mustafà, chef de chœur de la chapelle Sixtine. 

C’est avec Gioacchino Rossini, l’époux d’Isabella Colbran, que se révèle cette évolution du goût. Son temps marque un changement de civilisation vocale. Désormais, le public s’offusque de voir de jeunes adolescents sacrifiés au culte du chant. L’humanisme des Lumières, diffusé à travers l’Europe par la Révolution française et Napoléon, tend à assigner à chaque personnage sa vraisemblance. Au ténor revient l’héroïsme, et à la soprano le sacrifice. Le tour de force, désormais, ne sera plus de multiplier les voix féminisées comme au temps de Leonardo Vinci, mais d’accumuler les ténors sur scène – jusqu’à six, dans Otello de Rossini. Quant au baryton, son rôle croît en puissance et en présence, incarnant le traître, le père, ou le rival. 


Marilyn Horne (Arsace) dans Semiramide de Rossini, mis en scène par John Copley, au Metropolitan Opera de New York, en 1990 © METROPOLITAN OPERA ARCHIVES / Erika Davidson

Mais la nostalgie androgyne perdure. D’après Stendhal, Rossini a toujours eu le regret des capacités athlétiques et émotionnelles des castrats. Pour pallier leur disparition, le compositeur se tourne vers l’usage, déjà bien rôdé à l’époque baroque, du contralto musico. Il lui confie le rôle-titre de Tancredi, Malcolm dans La donna del lago, ou encore Arsace (Semiramide). Vincenzo Bellini propose un autre remarquable emploi de musico : le Romeo d’I Capuletti e I Montecchi. 

« C’est toi que j’aime, ô contralto ! »

Ainsi Théophile Gautier déclare sa flamme, dans Émaux et camées, à un registre qui ne correspondait pas, en cette première moitié de XIXe siècle, à nos catégories actuelles. Il s’agit alors d’une voix de femme multiforme et sans problème d’étendue, comme l’illustrent les vedettes du bel canto tardif, Marietta Alboni, Maria Malibran, ou sa sœur Pauline Viardot. Le travail historiquement informé de Cecilia Bartoli en offre une idée dans ses enregistrements de Norma et de La sonnambula de Bellini.

Lorsqu’en 1824, Rossini s’installe à Paris, où il compose ses derniers opéras, le musico passe au second plan. Il n’en résiste pas moins dans Le Comte Ory, sous le costume du page Isolier – mais sans doute plus dans le sillage de Cherubino, auquel Wolfgang Amadeus Mozart prêtait, quatre décennies plus tôt, l’ambiguïté de traits – et d’un timbre – féminins sous le masque de l’adolescence, pour n’en troubler que davantage la Comtesse, Susanna et Barbarina, dans Le nozze di Figaro.

Féconde lignée, en vérité, que celle qui donnera notamment naissance, sous la plume de Gaetano Donizetti, à la figure androgyne et juvénile de Smeaton, dans Anna Bolena – et même à Oscar d’Un ballo in maschera, dont la tessiture de soprano apparaît comme une réminiscence de son homonyme, à la lettre k près, dans Gustave III ou le Bal masqué de Daniel-François-Esprit Auber, créé à Paris en 1833, et auquel Giuseppe Verdi emprunta l’intrigue de son melodramma.


Pauline Viardot en Orphée de Gluck, par André-Adolphe-Eugène Disdéri (1819-1889) © Paris Musées / Musée de la Vie romantique

Si la capitale de la tragédie lyrique et du grand opéra à la française n’a jamais vraiment cédé à la vogue des castrats, sinon comme à une curiosité, les compositeurs n’y sont, en effet, pas moins ouverts aux travestis féminins, tel le page Urbain des Huguenots de Meyerbeer, contemporain d’Ascanio, dans Benvenuto Cellini d’Hector Berlioz, qui persistera dans Les Troyens, avec Ascagne. En 1859, c’est pour l’ambitus très étendu de Pauline Viardot qu’il revisite l’Orphée et Eurydice de Gluck, un opéra créé dans la Vienne de Marie-Thérèse par le castrat Gateano Guadagni, puis repris dans le Paris de sa fille Marie-Antoinette par le ténor aigu – alors appelé haute-contre – Joseph Legros.

Les descendants de Cherubino

Et cette pratique – presque une convention – se perpétue tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle, avec Charles Gounod (Siébel, dans Faust, puis Stéphano, dans Roméo et Juliette), Jacques Offenbach (Oreste de La Belle Hélène, le rôle-titre de Fantasio, et Nicklausse dans Les Contes d’Hoffmann, qui est certes la Muse changée « en écolier »), Emmanuel Chabrier (Lazuli, dans L’Étoile), et enfin Jules Massenet (le Prince Charmant de Cendrillon, écrit pour « falcon ou soprano de sentiment, ayant le physique du costume »).


Emily D’Angelo (Le Prince Charmant) dans Cendrillon de Massenet, mis en scène par Laurent Pelly, au Metropolitan Opera de New York, en 2021 © Karen Almond / Met Opera

Le romantisme germanique ne boude pas non plus le travesti féminin. Si la Leonore de Fidelio en est un exemple fameux, Ludwig van Beethoven en fait un usage très rationnel, puisque l’épouse de Florestan doit se déguiser en homme pour rentrer dans la prison où croupit son bien-aimé. Mais quand le jeune Richard Wagner compose son Rienzi sur le moule du grand opéra à la française, il emploie, pour incarner Adriano Colonna, la (mezzo-)soprano Wilelmine Schröder-Devrient, future créatrice de Senta (Der Fliegende Holländer) et de Venus, dans Tannhäuser. Bien plus tard, celui qui décédera sans achever son essai De l’élément féminin dans l’Homme (1883), rêva de confier au castrat Domenico Mustafà le rôle de Klingsor, sorcier émasculé d’un Parsifal où subsistent encore quelques écuyers sopranos. 

Surprendre, émouvoir et amuser forment le credo d’Hugo von Hofmannsthal et de Richard Strauss, grands amoureux du XVIIIe siècle, qui renouvellent ensemble le brouillage des genres. Créé trois ans avant le début de la Première Guerre mondiale, Der Rosenkavalier pousse, en effet, le travestissement dans ses dernières limites.


Tatiana Troyanos (Octavian) dans Der Rosenkavalier de Strauss, au Metropolitan Opera de New York en 1982 © METROPOLITAN OPERA ARCHIVES / Winnie Klotz

Double à peine plus âgé du Cherubino mozartien – d’où sa tessiture de mezzo-soprano aigu, qui sera aussi celle du Compositeur, dans la deuxième version d’Ariadne auf Naxos –, Octavian apparaît devant le Baron Ochs déguisé en camériste, avant de remettre ses atours féminins au troisième acte, pour ridiculiser la virilité outrancière du grossier cousin de la Maréchale, tombé dans le piège d’un rendez-vous qu’il imaginait galant. L’écho de ce double, voire triple travestissement résonne encore vingt ans plus tard dans Arabella, opéra du désir né aux portes de la barbarie, où Zdenka est habillée en garçon, car ses parents ne sont « pas assez riches pour élever deux filles ».

À suivre…

VINCENT BOREL

Retrouvez le premier épisode de l’article, et lisez la suite.

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