Opéras Choc ravageur à Bâle
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Choc ravageur à Bâle

03/03/2023
© Ingo Höhn

Theater Basel, 11 février

Le réalisateur allemand Benedikt von Peter, directeur général et artistique du Théâtre de Bâle depuis 2020, avait déjà proposé cette production d’Intolleranza 1960 (Venise, 1961), à Hanovre, en 2010, avec la même équipe de conception scénique et le même chef. Le temps a passé mais, lors de cette soirée de première bâloise, l’effet de surprise est à nouveau total.

Préliminaires d’emblée bizarres, avec un programme réduit à une feuille de papier pliée en quatre, afin « de pouvoir la glisser dans sa poche et garder les mains libres », des ouvreuses qui toisent chaque spectateur, et en particulier les dames, en les priant de laisser au vestiaire, qui sa sacoche ou son sac à main, qui ses escarpins à talons, à remplacer par de grosses pantoufles de feutre, obligeamment mises à disposition.

À l’heure précise, le public est introduit dans une salle dont tous les sièges, bloqués en position refermée, sont recouverts de housses blanches. Perplexité, pendant que des haut-parleurs diffusent le mystérieux chœur a cappella introductif. Va-t-il falloir rester debout pendant une heure et demie ? Silence à nouveau, et puis le rideau de fer se lève, dévoilant une scène sur laquelle tout le monde est invité à monter et à s’installer.

Le problème est que le plateau est déjà très encombré, par un inextricable lacis d’échelles et de personnages, assis, debout, couchés… Beaucoup de spectateurs restent plantés sur les côtés, d’autres, plus intrépides, s’enfoncent dans la mêlée, tentent de s’asseoir, ici ou là, sur une chaise disponible, découvrant au passage, sous leurs pieds, l’orchestre, qui n’est visible et audible qu’à travers le plancher, partiellement grillagé. Et puis le rideau de fer se referme, prenant tout le monde au piège.

Grand fracas, impulsé par le chef allemand Stefan Klingele, seulement visible sur des écrans aux quatre coins, et premier chant de l’Émigrant, juché sur une échelle (le ténor américain Peter Tantsits, souvent crucifié par les intervalles terribles du rôle), pendant que les choristes, disséminés partout, ponctuent de répliques vigoureuses. L’opéra a vraiment commencé, et force est de constater qu’on est complètement immergé dedans, et pas franchement à l’aise, ballotté au gré des flux et reflux d’une foule opprimée, souffrante, revendicative, rageuse…

Les protagonistes courent de droite et de gauche, éclairés par des lampes torches. Scènes d’émeute et de torture, images d’archives de révolutions et de régimes totalitaires, projetées sur des chemises ensanglantées, voire sur le dos nu des choristes… En fonction de la place que l’on occupe, certains épisodes sont perçus de loin, d’autres de tout près, dont, pour moi, les imprécations de la Femme – rôle tenu par la mezzo allemande Jasmin Etezadzadeh –, proférées avec un volume vocal impressionnant, surtout écoutées à moins d’un mètre !

Quelques scènes plus tard, les choristes évacuent les chaises, et invitent chaque membre du public à se coucher au sol, sur des couvertures militaires. Le temps d’écouter, les yeux tournés vers des cintres dont les barres métalliques s’animent de subtils mouvements, comme un ciel étoilé, la soprano ukrainienne Inna Fedorii, dans le sublime chant de la Compagne de l’Émigrant.

Intermède de courte durée, avant la rupture d’un barrage, figurée par une chute d’eau qui envahit réellement l’arrière du plateau, juste après que les spectateurs ont été repoussés vers l’avant-scène, témoins impuissants de cet ultime épisode, à la fois de catastrophe et d’inondation purificatrice. Enfin, le public est invité à regagner la salle, le rideau de fer redescend, et le sublime dernier chœur a cappella résonne sur les haut-parleurs.

On ne sort jamais indemne d’une production d’Intolleranza 1960 – même si, idéologiquement, le pamphlet politique a pris quelques rides –, tant les sujets abordés y restent humainement cruciaux, et le langage musical de Luigi Nono (1924-1990) demeure d’une force et d’une beauté continuellement prégnantes. Jamais comme ici, cependant, on n’avait eu l’impression d’être à ce point pris à partie par un ouvrage qui stigmatise peut-être moins, aujourd’hui, notre « intolérance » que notre « indifférence » à de trop nombreux drames planétaires.

Sous la baguette de Stefan Klingele, un chef qui déchaîne cette musique avec une redoutable précision, et sous l’impulsion de Benedikt von Peter, un metteur en scène qui manipule son public comme on n’ose quasiment jamais le faire, le choc est puissant, voire ravageur.

LAURENT BARTHEL


© Ingo Höhn

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