Opéras Eugène Onéguine épuré à Bruxelles
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Eugène Onéguine épuré à Bruxelles

09/02/2023
© Karl Forster

La Monnaie, 2 février

Tant par rapport au bazar de La Dame de pique déconstruite par David Marton, en septembre dernier (voir O. M. n° 187 p. 36 de novembre 2022), que dans l’absolu, cette nouvelle production d’Eugène Onéguine est d’une exemplaire cohérence dramaturgique et esthétique.

Après A Midsummer Night’s Dream de Britten, à l’Opéra de Lille, Laurent Pelly est associé, pour la seconde fois, au scénographe Massimo Troncanetti, dont les décors abstraits, d’une apparente simplicité, quoique d’une grande sophistication dans leur conception, l’entraînent vers une épure bienvenue de son geste théâtral, sans pour autant en perdre la précision.

Sur le fond d’un ciel noir, comme enfumé, la maison de campagne est circonscrite à un plateau tournant, surélevé par rapport à la scène, et dont l’inclinaison varie selon la rotation, parfois actionnée par les paysans, disposés au niveau inférieur. Ce mouvement agit sur la vision des protagonistes, comme les cadrages au cinéma, permettant de les inscrire dans différents plans et perspectives. Cela leur confère un relief d’une sensibilité palpable.

La première image donne d’ailleurs le ton, avec les quatre femmes alignées, assises sur des chaises, chacune dans une position qui les caractérise d’emblée avec la force de l’évidence. Le livre dans lequel Tatiana est plongée deviendra, par un habile changement d’échelle – une « mise en abyme », en somme –, la chambre où elle écrira, avec la plus extrême fébrilité, sa lettre à Onéguine.

Pour le passage de la campagne à la ville, au dernier acte, la scénographie opère un changement d’atmosphère radical, substituant à la surface plane d’un parquet en chêne, un vaste escalier laqué de noir, tandis que les costumes aux teintes pastel laissent place à l’apparat des grands soirs de Saint-Pétersbourg. La sombre nudité du tableau final en accentue la puissance dramatique, jusqu’à un ultime face-à-face d’une concision décidément bouleversante.

Là comme ailleurs, Stéphane Degout, dont la prise de rôle attendue – et originellement prévue au Capitole de Toulouse, en 2021, pendant la pandémie – tient toutes ses promesses, est d’une justesse saisissante. Incarnant la rigidité d’Onéguine avec une souplesse féline, le baryton français chante le russe avec une clarté exceptionnelle, et d’une voix parvenue à sa pleine maturité, dont chaque inflexion magnifie une ligne supérieurement modulée.

À la même hauteur se situe le Lenski déchirant de Bogdan Volkov, d’une délicatesse de trait et de timbre, alliée à un frémissement musical autant que poétique, qui captivent de bout en bout.

Lilly Jorstad a pour Olga une fraîcheur, un naturel, un chatoiement juvénile, aux antipodes des mezzos à l’opulence de matrone qui y sont souvent distribuées. Et si Cristina Melis et Bernadetta Grabias font une Filipievna et une Larina de plus ou moins bonne tradition, Christophe Mortagne tend à confondre Monsieur Triquet et Frantz des Contes d’Hoffmann, tant son ténor de caractère se tient en équilibre instable sur le fil de l’intonation.

Certes, Nicolas Courjal cisèle l’air du Prince Grémine avec art, mais l’instrument y demeure, malgré la profondeur des graves, assez exotique. Sally Matthews, enfin, ne parvient pas à dissiper le flou dans lequel se dispersent les contours de sa Tatiana. D’autant que la lumière d’abord retrouvée de son soprano s’appesantit dans les joues, en même temps que se creuse le vibrato de la jeune femme devenue grande dame.

Décidément l’un de nos meilleurs chefs lyriques, en qui l’Orchestre Symphonique de la Monnaie a fini, après quelques choix hasardeux, par trouver son sauveur, Alain Altinoglu trouve le parfait équilibre – et avec quelle constante attention au plateau ! – entre soin du détail et expression de la passion, pour attiser ce feu intérieur qui dévore, et sépare à jamais.

MEHDI MAHDAVI


© Karl Forster

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