Jessye Norman : The Unreleased Masters

3 CD Decca 485 2984

Ce coffret d’inédits, annoncé en grande pompe depuis plusieurs mois, pose problème, car il s’agit de gravures à la parution desquelles Jessye Norman (1945-2019) s’était opposée de son vivant. Peut-on passer outre, sous prétexte que le public aurait « le droit » de les connaître (et surtout de les acheter !), ou que la soprano américaine aurait été d’une excessive dureté envers elle-même ?

Certes, la notion juridique de droit moral diffère beaucoup entre États-Unis et Europe. Certes, la cantatrice aurait « presque » autorisé deux de ces trois CD. Mais il est de notre devoir de poser la question de la légitimité morale de cette parution.

Pour ce qui est de la valeur artistique, commençons par le CD 3, au programme original et bien pensé, mais aussi très exigeant vocalement et stylistiquement. Il réunit trois figures royales de l’Antiquité, à travers trois cantates allant du classicisme viennois (Scena di Berenice de Haydn) au XXe siècle anglais (Phaedra de Britten), en passant par le jeune romantisme français (Cléopâtre de Berlioz). D’après les indications, assez vagues, de la plaquette, on suppose qu’il s’agit de deux concerts de février 1994, avec le Boston Symphony Orchestra, complétés par des raccords.

Dans la Scena di Berenice, épaulée par un orchestre éloigné du jeu « historiquement informé » que nous connaissons, mais sans lourdeur, Jessye Norman, renouant avec le répertoire de ses premiers disques des années 1970 (Haydn avec Antal Dorati, Mozart avec Colin Davis), retrouve une voix flexible et agile. Du coup, elle réussit à traduire les affects très contrastés du personnage, avec de grands écarts vocaux, des coloratures joliment déliées, de vrais trilles, et même une belle montée au contre-ut, étonnante à ce stade de sa carrière.

Phaedra, écrite pour Janet Baker, trouve la cantatrice à son meilleur, dans ce mélange de grandeur douloureuse et de sensualité qui la caractérisait. Rien que pour ces deux cantates, dont c’est la seule trace par Jessye Norman, ce CD 3 est indispensable, d’autant que Seiji Ozawa est très à l’aise dans la modernité de Britten.

Situation plus compliquée s’agissant de Cléopâtre, dont l’artiste avait déjà gravé, en studio, une flamboyante interprétation, en 1982, sous la baguette puissante de Daniel Barenboim (Deutsche Grammophon). Douze ans plus tard, l’instrument a perdu de sa splendeur, avec des aigus arrachés, une souplesse moindre, un grave plus sourd et une diction relâchée. La diva retrouve une certaine grandeur visionnaire pour la vaste méditation  centrale – où Seiji Ozawa, après un début assez désordonné, revient, lui aussi, à son meilleur –, mais on comprend que, peu satisfaite (et sans doute pas uniquement du mixage, comme on nous le dit !), elle en ait bloqué la sortie.

Le cas est différent pour le CD 2, qui regroupe deux cycles allemands, déjà gravés en studio, pour Philips : les Wesendonck-Lieder de Wagner, avec Colin Davis (1975), et les Vier letzte Lieder de Richard Strauss, avec Kurt Masur (1982). Il s’agit ici de captations en concert, avec les Berliner Philharmoniker et James Levine, respectivement en 1989 (Strauss) et 1992 (Wagner).

Sur un tapis orchestral autrement foisonnant qu’avec Colin Davis, Jessye Norman, en très grande forme, déploie une ligne sculpturale, portée par un souffle infini, dans les Wesendonck-Lieder, en particulier pour de souverains Im Treibhaus et Träume. Pour les Vier letzte Lieder, la version studio reste, bien sûr, impressionnante de splendeur et de plénitude, même s’il est permis de trouver la direction de Kurt Masur un rien marmoréenne et trop étirée.

À Berlin, malgré une voix un peu faible à son entrée et certaines montées à l’aigu un rien tendues, on préfère, sur l’ensemble du cycle, la battue plus fluide et mouvante de James Levine, poussant sa chanteuse à toujours avancer, sans jamais s’enliser dans de narcissiques lenteurs. D’autant que celle-ci offre, par endroits, de véritables trésors de beauté vocale, de phrasé, de legato suspendu et de longueur de souffle.

Reste le cas épineux du CD 1 : des extraits de Tristan und Isolde, gravés à Leipzig, en studio, du 19 mars au 1er avril 1998, sous la baguette de Kurt Masur. Jessye Norman entretint très longtemps le projet, ou le rêve, d’une Isolde, en laquelle elle voyait « un fruit défendu hors de portée, mais pas complètement». Tout, bien sûr, est dans le « pas complètement »…

De fait, malgré la sécurité et le confort de prises espacées de deux ou trois jours – mais on sait que la diva entretenait un rapport problématique avec le studio, ayant besoin du public pour donner le meilleur d’elle-même –, il est clair que certains passages du rôle lui échappent. N’est-ce pas la conscience de ce handicap, plus qu’une mésentente alléguée avec le chef, qui la fit interrompre le projet ?

En effet, Jessye Norman disposait certes d’un instrument hors norme, mais pas énorme. Longue, d’une homogénéité presque toujours remarquable, d’une capacité dynamique admirable, car construite sur un souffle inépuisable (c’est cette largeur sur certains sons, qui a pu faire croire au grand soprano dramatique), sa voix restait d’essence lyrique, sans rien du mordant, du métal et du tranchant nécessaires à Brünnhilde ou Isolde.

Dans Tristan, la soprano se déchire dans les éclats du I, puis sur les ut dardés, au début du duo du II. En revanche, dans un « O sink hernieder » aux allures de nocturne amoureux, elle peut déployer à l’envi ses sortilèges de timbre et ses trésors de sensualité, aux côtés d’un Thomas Moser (Tristan) très correct, à défaut d’être inspiré, et d’une Hanna Schwarz (Brangäne), en perdition dans ses « Appels ». On est peiné de dire, enfin, que la « Mort » ne la trouve pas à son meilleur, avec une émission laborieuse et un peu basse.

Difficile, donc, d’attribuer une note cohérente à ce coffret, douteux d’un point de vue éthique et d’un intérêt artistique pour le moins contrasté. Le deuxième CD vaut clairement le détour, comme les cantates de Haydn et Britten, figurant sur le troisième. Mais on n’aurait jamais dû sortir les fragments de Tristan !

THIERRY GUYENNE

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