Opéras Kurt Weill américain à Bâle
Opéras

Kurt Weill américain à Bâle

07/11/2022
Ingo Höhn

Theater Basel, 29 octobre

Liza Elliott, femme d’affaires très en vue, directrice du magazine de mode Allure, se retrouve brutalement en proie à une totale indécision, autant en ce qui concerne sa vie professionnelle que sentimentale. Seul recours possible, des séances de psychanalyse, où elle raconte successivement ses rêves, voire les souvenirs de son enfance malheureuse…

À l’exception des fragments épars d’une chanson, qui émergent au fil de ces entretiens, et finiront par s’assembler sous la forme du célèbre « My Ship » final, toute la musique de Lady in the Dark se trouve ainsi regroupée en trois longs rêves (Glamour Dream, Wedding Dream et Circus Dream) – en somme, les trois actes d’une opérette, qui pourraient chacun avoir une existence indépendante.

C’est là l’un des charmes les plus surprenants de la pièce : ces passages du théâtre parlé à une musique continue, qui ouvrent tout à coup des perspectives beaucoup plus vastes, sans que l’on perde le fil d’une action qui reste chronologique et bien construite. L’anxiété chronique de l’héroïne, telle qu’elle est récapitulée dans « The Saga of Jenny », autre moment clé, finira par se résoudre, quand les bribes de la chanson « My Ship », présentes en filigrane un peu partout, s’assembleront enfin dans le bon ordre.

Avec pour atouts ce livret très original, signé par le scénariste et metteur en scène Moss Hart, qui s’était inspiré là de ses propres séances de psychanalyse, les « lyrics » percutants d’Ira Gershwin et, bien sûr, la musique de Kurt Weill (1900-1950), compositeur caméléon qui s’était adapté aux exigences de Broadway avec une aisance déconcertante, Lady in the Dark reste un bijou particulier dans l’histoire de la comédie musicale américaine. À tel point que l’ouvrage, créé en 1941, et joué à l’époque pendant près de cinq cents représentations, s’est plutôt installé aujourd’hui, a fortiori depuis la publication d’une bonne édition critique, sur de nombreuses scènes d’opéra.

À Bâle, le choix d’une distribution composée surtout d’acteurs venant du théâtre parlé, nous ramène à une tradition plus authentique, avec toutes les limites que cela peut comporter. Hormis le jeune baryton Jan Rekeszus, dans le rôle du bellâtre Randy Curtis, voix fluette mais élégante, personne ne chante vraiment bien, et tout le monde doit bénéficier d’une amplification pour franchir la barrière sonore d’un orchestre relativement riche, dirigé par Thomas Wise avec une belle ampleur symphonique.

En revanche, la présence scénique et l’abattage de tous sont très convaincants, à commencer par la performance de l’actrice Delia Mayer, qui assume de bout en bout les exigences physiques de Liza Elliott, à défaut d’en avoir toute la voix. Excellent, aussi, Stefan Kurt en Russell Paxton, rôle essentiellement parlé, mais qui inclut le redoutable « Tschaikowsky », brévissime moment de délire, où il faut énumérer à la file le nom de cinquante compositeurs russes en moins de quarante secondes !

Mise en scène brillante de Martin G. Berger, mais sans divan de psychanalyse pour l’héroïne qui, à ces moments, fait simplement face à la salle, avec les interventions du thérapeute (ici féminin) en voix « off ». L’univers de la mode devient tout à fait contemporain, avec de nombreuses références au film Le Diable s’habille en Prada (The Devil Wears Prada, 2006), réalisé par David Frankel, voire des clins d’œil appuyés à une fluidité des genres bien moderne. Quant aux séquences de rêve, elles croulent, comme il se doit, sous les paillettes, les fleurs et les effets de machinerie les plus divers.

Dommage simplement qu’une traduction allemande, certes difficilement évitable, dénature un peu trop l’ensemble de ce spectacle joyeusement atypique.

LAURENT BARTHEL


© Ingo Höhn

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