Opéras La Nonne sanglante hante Saint-Étienne
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La Nonne sanglante hante Saint-Étienne

19/05/2023
© Cyrille Cauvet

Grand Théâtre Massenet, 2 mai

Lors de la production de l’Opéra-Comique, en juin 2018 (voir O. M. n° 141 p. 60 de juillet-août), le regretté Rémy Stricker posait remarquablement le problème : comment transformer un « roman gothique » britannique en « grand opéra » français ?

The Monk de Matthew Gregory Lewis, que ses contemporains considèrent comme un chef-d’œuvre, crée un scandale, mais inspire à Walter Scott le thème des clans rivaux (The Bride of Lammermoor). Eugène Scribe et Germain Delavigne s’en emparent, et leur livret intéresse Berlioz ; Meyerbeer, Verdi, Auber et Halévy l’examinent. Pour Gounod, La Nonne sanglante (Paris, Salle Le Peletier, 1854), son deuxième opéra, succède à Sapho.

On connaît l’infatigable curiosité de l’Opéra de Saint-Étienne ; après tant de redécouvertes, il présente, aujourd’hui, sa nouvelle production, répétée à l’automne 2020, mais reportée en raison du contexte sanitaire. L’heure n’est pas à l’apaisement. Un préavis de grève étant déposé par l’orchestre et les chœurs, une délégation syndicale en expose les raisons : de lourdes menaces pèsent sur la saison prochaine. Finalement, on joue, et d’emblée, s’impose la qualité de l’Orchestre Symphonique et du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire.

Paul-Emmanuel Thomas rend justice au meilleur de la partition de Gounod, à sa subtile invention harmonique, comme à la souplesse de ses grands thèmes. Par sa profonde connaissance de ce répertoire, la précision de sa battue, le chef français porte l’exécution au sommet. Peut-être lui manque-t-il quelques instrumentistes ? Mais la couleur changeante, la vivacité rythmique, les modulations sont présentes, dans une urgence qui ne faiblit jamais.

Préparé par Laurent Touche, le Chœur, à l’éclatant pupitre de ténors, incarne la violence des affrontements claniques, les réjouissances populaires, l’effroi superstitieux. Trois petits rôles (Norberg, Arnold et le Veilleur de Nuit) échoient à des artistes de cette formation : Bardassar Ohanian, Corentin Backès et Aurélien Reymond.

Avec le Comte de Luddorf, Jérôme Boutillier incarne un personnage tourmenté qui accomplit une véritable catharsis : brutal, il devient, par amour pour son fils, capable de repentir et de sacrifice. Le baryton conclut son air par un la aigu tenu et stupéfie par son aisance scénique, jusqu’à la forte image finale, où la Nonne l’entraîne dans la tombe (la trappe).

En dépit du titre (fâcheux, puisqu’il faut comprendre la Nonne « ensanglantée », ce qui n’est guère meilleur), le personnage central est le ténor, Rodolphe, amoureux de la soprano, Agnès. Florian Laconi, en grande forme, assume les trois quarts de l’ouvrage et, véritable lirico spinto, pas moins de cent six la, quatorze si bémol, trois si, trois contre-ut… et un contre-ré ! Il excelle, également, dans les nuances du superbe « Un air plus pur », que Berlioz tenait pour « le chef-d’œuvre de la partition ».

Erminie Blondel – Agnès qui se déguise en Nonne sanglante, pour s’échapper avec Rodolphe – donne de la grâce aux duos et de l’ardeur aux aigus. Dans le rôle-titre, Marie Gautrot, superbe mezzo quasi contralto, impressionne dans une saisissante déclamation. En page Arthur, la soprano Jeanne Crousaud enchante par son naturel, sa grâce, sa capacité à virevolter.

Les deux basses ne sont pas en reste : Luc Bertin-Hugault, inflexible Baron de Moldaw ; et Thomas Dear, Pierre l’Ermite (annonciateur de Frère Laurent dans Roméo et Juliette) qui délivre, avec dignité, son appel à la réconciliation dans un lyrisme et un « creux » constamment timbrés.

Comment ne pas goûter, enfin, le rafraîchissant contrepoint qu’introduisent les jeunes fiancés, Anna (Charlotte Bonnet, soprano à la diction parfaite) et Fritz (Raphaël Jardin, élégant ténor) ?

Julien Ostini, en homme de théâtre avisé, loin d’une transposition temporelle et d’une interrogation psychanalytique, met l’accent sur la violence infligée aux femmes dans une société archaïque et patriarcale. Au centre du dispositif, un bloc de glace (ou une forteresse) ; autour, des statues qui évoquent l’île de Pâques, et des portiques inuits (?). Des cintres tombent de fines particules rouge sang.

Les somptueux costumes qu’il signe avec Véronique Seymat (peaux de bêtes, fourrures, contrastant avec la couleur chaleureuse des robes et des vestes dans la liesse populaire), les lumières réalisées par Simon Trottet (fond de scène tantôt bleu sombre, tantôt flamboyant), tout devrait concourir à une réjouissante terreur. Y croit-on ? Et si, finalement, il ne manquait à La Nonne sanglante qu’un livret acceptable ? Des reprises permettront, peut-être, d’en décider à l’avenir.

PATRICE HENRIOT


© Cyrille Cauvet

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