Opéras Lakmé reine de Paris
Opéras

Lakmé reine de Paris

29/09/2022
© Stefan Brion

Salle Favart, 28 septembre

Huit ans après sa dernière apparition à l’Opéra-Comique, Lakmé revient sur les lieux de sa création (14 avril 1883), en ayant, de surcroît, les honneurs d’une nouvelle production. Preuve que ce chef-d’œuvre, pilier du répertoire de la maison jusqu’au début des années 1970, est enfin sorti de son injuste purgatoire (une seule série de réprésentations, en 1995, entre 1972 et 2014 !).

« Une Lakmé sans temples, sans fleurs, sans l’ombre d’une végétation luxuriante » : Laurent Pelly annonce clairement la couleur dans le programme de salle. De fait, le plateau est presque entièrement vide, à l’exception de quelques grands panneaux en papier découpé couleur crème, d’une cage de bois enfermant Lakmé, au I, d’une carriole dans laquelle Nilakantha la traîne, puis l’exhibe, au II, et des sortes de paravents en tissu jauni que les choristes déploient au début du même acte, pour illustrer l’agitation du marché. Le comble du dépouillement est atteint au III : l’héroïne meurt sur un simple tapis de mouchoirs blancs froissés, évoquant des pétales, avec les chœurs alignés sur des chaises, des deux côtés du plateau, et une grosse lune jaune stylisée, en surplomb.

Les costumes sont à l’avenant : blancs pour les Hindous (Laurent Pelly revendique la référence au Buto et au Nô, jusque dans leur maquillage également blanc), sombres pour les Anglais (uniformes et bottes pour les messieurs, tailleurs longs corsetés pour les dames). À l’instar du dispositif scénique de Camille Dugas, ils mettent bien en exergue l’enjeu principal de l’intrigue : l’hostilité réciproque entre colons et autochtones, qui condamne d’avance à l’échec l’histoire d’amour entre Lakmé et Gérald.

Après, tout est question de goût personnel. On peut légitimement préférer une production se référant à l’Orient fantasmé des Européens du XIXe siècle, entre végétation exubérante, fleurs aux parfums entêtants, pagodes et bazars exotiques. Le mérite de Laurent Pelly, en faisant table rase des traditions, est de ne pas raconter une autre histoire que celle de Lakmé, le plus intéressant, dans son travail, restant le relief saisissant conféré à l’héroïne, d’une incroyable modernité.

Depuis sa prise de rôle, à Montpellier, en 2012, jamais Sabine Devieilhe n’avait atteint pareille osmose entre chant et jeu. Au miracle vocal, inchangé depuis dix ans et régulièrement décrit dans ces colonnes, s’ajoute, cette fois, un engagement physique sidérant. Une Lakmé certes inusuelle, avec ses cheveux blancs, mais extraordinairement crédible, d’abord déesse de marbre, puis jeune fille s’ouvrant à l’amour, et finalement victime expiatoire d’un conflit qui la dépasse. Chaque prouesse technique, chaque pianissimo dans l’aigu se doublent d’un geste, d’un mouvement, d’une attitude qui font mouche. Une leçon ? Non, de l’art à l’état pur !

En 2014, sur cette même scène, la soprano française trouvait en Frédéric Antoun un partenaire proche de l’idéal, et l’on peut comprendre que la direction de l’Opéra-Comique ait eu envie de reconstituer le couple. Las, la voix du ténor canadien a changé en huit ans. Plus sombre, placée plus bas, elle ne correspond plus aux exigences de Gérald : l’aigu sonne forcé, l’intonation est souvent incertaine, empêchant le charme du timbre d’opérer comme avant.

Vocalement aussi souverain que lors de sa prise de rôle, en version de concert, au Teatro Real de Madrid, avec déjà Sabine Devieilhe, en mars dernier (voir O. M. n° 181 p. 70 d’avril 2022), Stéphane Degout est encore plus impressionnant dans cette mise en scène. Crâne rasé et torse nu, son Nilakantha fait peur, fanatique assoiffé de sang, prêt à tous les sacrifices pour parvenir à ses fins.

Les seconds plans sont impeccablement tenus. Du côté des Hindous, Ambroisine Bré mêle admirablement sa voix à celle de Sabine Devieilhe – même s’il nous semble qu’un mezzo plus chaud et profond, comme celui d’Héloïse Mas, à Madrid, offre un meilleur contraste en Mallika –, et François Rougier campe un très émouvant Hadji. Du côté des Anglais, Elisabeth Boudreault, Marielou Jacquard, Mireille Delunsch et Philippe Estèphe sont aussi bons chanteurs que comédiens, justifiant le recours à la version avec dialogues parlés (« adaptés » sans dommage par Agathe Mélinand), moins courante que celle avec récitatifs chantés.

Sur un territoire où l’on ne l’attendait pas, l’ensemble Pygmalion enthousiasme, tant du côté de l’orchestre que des chœurs (peut-être les meilleurs que nous ayons jamais entendus dans Lakmé, toutes éditions scéniques et discographiques confondues). Raphaël Pichon, son fondateur, le dirige avec autant de flamme que de délicatesse, trouvant la juste respiration dans les irrésistibles épanchements mélodiques, comme dans les scènes de foule, si délicates à mettre en place.

Était-il indispensable de couper dans le bref ballet du II, d’ailleurs non dansé ? Nous en doutons. Et pourquoi Lakmé s’exclame-t-elle « Ils l’ont tué ! », au lieu de « Hadji ! Ils l’ont tué ! » ? Mystère. Détails, certes, mais qui ont quelque chose d’irritant, justement parce qu’il s’agit de détails, et qu’il aurait été tellement plus simple d’en rester à ce que Delibes a écrit.Rien, néanmoins, n’est de nature à gâcher le plaisir procuré par ce spectacle, dont on attend, avec impatience, les reprises à l’Opéra National du Rhin et à l’Opéra Nice Côte d’Azur, ses coproducteurs, en espérant que Sabine Devieilhe sera toujours sur l’affiche.

RICHARD MARTET


© Stefan Brion

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