Opéras Nouveau Ring à Berlin
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Nouveau Ring à Berlin

09/11/2022
© Monika Rittershaus

Staatsoper Unter den Linden, 29 & 30 octobre, 3 & 6 novembre

Bien plus que celui du Festival de Bayreuth, qui a, semble-t-il, raté son pari de la jeunesse (voir O. M. n° 186 p. 26 d’octobre 2022), le nouveau Ring du Staatsoper Unter den Linden était attendu comme l’événement wagnérien de l’année. Parce qu’il devait marquer l’aboutissement de la collaboration au long cours entre Daniel Barenboim et Dmitri Tcherniakov, dont une série d’opéras russes avaient posé les premiers jalons, avant que le tandem n’aborde Parsifal (2015), puis Tristan und Isolde (2018).

La maladie, hélas, s’en est mêlée, forçant Barenboim à renoncer aux représentations de l’automne, en prélude aux célébrations de son 80e anniversaire, le 15 novembre. Toujours annoncé pour celles du printemps 2023, l’espoir est assez mince qu’il revienne au pupitre, a fortiori pour un tel marathon.

Sans doute était-il naturel que Daniel Barenboim laisse la place à son assistant, le surdoué Thomas Guggeis, qui avait assuré les répétitions, pour le deuxième cycle. Qu’il prête les rênes de son orchestre (Staatskapelle Berlin), pour le premier et le troisième, à Christian Thielemann pouvait, en revanche, paraître surprenant, le chef israélo-argentin n’étant pas étranger à la mise à l’écart de la vie lyrique berlinoise de celui qui fut, autrefois, son assistant au Festival de Bayreuth. Une façon, peut-être, de le faire remonter dans l’ordre de succession, puisque la question, inévitablement, se pose.

Saga assurément digne du Ring, avec ses jeux de pouvoir et ses luttes d’influence, opposant Wotan/Barenboim à Alberich/Thielemann, encore que l’évolution de leurs rapports, au fil du temps, apparente aussi ce dernier à Siegmund et à Siegfried. Celle que raconte Dmitri Tcherniakov, des années 1970 à nos jours – les costumes d’Elena Zaytseva faisant foi – n’a pas autant d’éclat, ni de souffle, tant le metteur en scène s’ingénie, non pas à réfuter, avec l’audace iconoclaste qui lui est propre, mais à escamoter les aspects et ambitions mythique, épique, fantastique et magique du grand œuvre wagnérien, en recourant, plus d’une fois, aux ficelles d’un « Regietheater » moribond.

Mais commençons par le commencement. Le plan, aussi vaste que labyrinthique, projeté sur le rideau de scène porte la mention « ESCHE », acronyme de « Experimental Scientific Centre for Human Evolution », qui se trouve être le mot allemand pour « frêne », arbre hautement symbolique du Ring, dont un spécimen se dresse d’ailleurs dans le patio dudit centre de recherche.

Avec sa ribambelle de personnages, campés de façon assez convenue – les Géants, en mafieux flanqués de porte-flingue en trench, ont un furieux air de déjà-vu –, l’essentiel de Das Rheingold consistera à illustrer cette topographie des lieux par un usage spectaculaire de la machinerie du Staatsoper. Ainsi qu’à poser, quoique de façon presque accessoire a posteriori – car la grande affaire de cette production est bien son décor –, les bases d’un argument dramaturgique, dont les ressorts ne rejailliront que par intermittence au cours des trois Journées.

Sans doute faut-il comprendre que l’étude comportementale menée, dans le laboratoire de stress, sur un employé subalterne dénommé Alberich, dans le cerveau duquel un liquide a été injecté, tourne mal. Soumis au protocole appliqué par trois chercheuses (les Filles du Rhin), il finit par arracher tous les fils des instruments de mesure qui l’entourent, avant de s’enfuir en emportant un casque à électrodes – le Tarnhelm. L’or serait-il le savoir, le contrôle des esprits ?

L’expérimentation humaine n’est-elle pas le cœur même des interrogations de Wotan, qui, au deuxième acte de Die Walküre, se demandera comment créer un homme libre ? Alberich, en tout cas, n’a rien d’autre à exhiber qu’un anneau, dont l’origine demeure obscure, dès lors que ni ses transformations en dragon et en crapaud, ni son supposé trésor n’ont de réalité tangible.

Alors, tous cobayes du grand manipulateur en chef, toujours prompt à signer des contrats pour se tirer d’affaire – ce qui ne tardera pas à lui jouer des tours ? Dangereux prisonnier échappé de sa cellule, Siegmund est le premier modèle, forcément défectueux. À travers la glace sans tain de son bureau, Wotan observe l’intérieur de cette espèce d’appartement-témoin Ikea, parfaitement équipé en électroménager, et la vie vouée à la destruction de Sieglinde, mariée à un haut gradé du service de sécurité.

La situation, la popote, les pantoufles, tout cela pourrait prêter à rire, si le génie de la direction d’acteurs de Dmitri Tcherniakov ne se réveillait dès l’orage initial, pour insuffler à Die Walküre une tension à la fois fulgurante et continue, grâce un art du face-à-face à couper le souffle, jusqu’aux adieux déchirants d’un père à sa fille. Quand le théâtre atteint ce degré de vérité des visages et des corps, mieux vaut ne pas relever que Brünnhilde a dessiné au feutre orange fluo, sur le dossier des chaises qui l’entourent, les flammes censées la protéger de tout soupirant indigne d’elle.

Malgré la qualité des maquillages, qui rident les traits des personnages récurrents avec un réalisme cinématographique, l’intérêt retombe dans Siegfried. L’enfant élevé à l’écart du monde, gâté mais privé de tendresse, finit par brûler, puis casser ses jouets et une bonne partie du mobilier de l’appartement-témoin cité plus haut, sans forger l’épée, arrachée au mur par son père dans l’épisode précédent. Dangereux cannibale, en camisole et muselière, Fafner ne pourra évidemment rien contre celui qui ne connaît pas la peur, soumis à une série de tests par une chercheuse en blouse blanche, munie d’un oiseau électronique aux battements d’ailes télécommandés.

Ne croyez pas que, par souci de vraisemblance, Brünnhilde ait passé toutes ces années endormie, ou cryogénisée pour conserver son aspect juvénile. Wotan la ramène, sur ses deux jambes, sans la moindre trace de vieillissement, pour la coucher dans le laboratoire de stress, où la découvre Siegfried. Éclats de rire. Et long, très long duo, où le sérieux qui s’abat sur la Walkyrie n’affecte en rien son supposé vainqueur. Qui continue à faire le pitre, au début de Götterdämmerung, emportant dans son sac un petit cheval en peluche.

« ESCHE », racheté par les Gibichungen, dont on se demande bien ce qu’ils y font, a été rénové, et mis à un assez mauvais goût du jour : le frêne a disparu du patio, au profit d’un terrain de basket-ball. C’est là, au cours d’un match, que Siegfried est mortellement frappé par Hagen, avant que tout le personnel scientifique, auquel se mêlent Erda et Wotan, ne se rassemble autour de sa dépouille. Pendant qu’est projetée la fin dite « schopenhauerienne » que Wagner n’a pas mise en musique, Brünnhilde part, sac à la main, avant d’effacer d’un geste le plan du centre de recherche, cet instrument de destruction plutôt que d’évolution.

Eu égard à l’acuité habituelle du regard de Dmitri Tcherniakov, à la hauteur de vue dont il a su faire preuve, même dans des spectacles contestables, une telle proposition mériterait une analyse fouillée, et non cette description superficielle, si seulement son théâtre nous avait tenu en haleine, ce qui, comme trop souvent depuis quelques saisons, n’est plus vraiment le cas.

Prévisible – ? –, la déception est assez largement compensée par le haut niveau du plateau vocal. C’est, en effet, l’aristocratie actuelle du chant wagnérien que le Staatsoper est parvenu à réunir. Rolando Villazon y fait figure de pièce rapportée, caricature de Loge, mais plus encore de lui-même.

Robert Watson se débat avec la tessiture, manifestement trop basse pour lui, de Siegmund. Mais Anett Fritsch met sa frémissante lumière tout entière dans l’angoisse de Freia, et Claudia Mahnke multiplie les coups de griffes de Fricka, sans altérer la surface de son superbe mezzo. La jeune contralto hongroise Anna Kissjudit est, en Erda, une révélation, délivrant ses oracles avec autant de clarté que de profondeur, quand l’apparition de Violeta Urmana, Waltraute guest-star, ne peut qu’émouvoir.

En retrait dans Das Rheingold, Peter Rose trouve, dans Siegfried, le juste équilibre entre les monstrueux abysses et l’acrimonie de Fafner. Fasolt, puis Hunding, c’est en Hagen que Mika Kares donne la pleine mesure d’une basse explosive. Parce qu’il sait ne pas en rajouter dans les piaillements, le Mime de parfaite tradition de Stephan Rügamer est le pendant idéal à Johannes Martin Kränzle, Alberich d’un exceptionnel mordant, en même temps que pitoyable.

Avec quelle intensité Sieglinde consume le soprano de torche vive de Vida Mikneviciute, dont un vibrato ardent met à nu, dans l’aigu, la lumière éperdue ! Et par quel miracle Anja Kampe a-t-elle retrouvé cette fraîcheur du timbre, qui lui permet de lancer des « Hojotoho ! » d’une électrisante candeur ? Sa première Brünnhilde ne connaît aucune baisse de régime, d’une tenue, d’un aplomb, d’une émotion inespérés. Ensuite, le piégeux « Réveil » de Siegfried ne la cueille pas trop à froid, où l’instrument prouve sa résistance.

Götterdämmerung est, en revanche, plus douloureux : mobilisant toutes ses forces pour jeter, dans cette ultime bataille, un instrument à l’émission large, mais dépourvu de l’ampleur des grandes orgues de jadis, ou de Nina Stemme, aujourd’hui – en attendant Lise Davidsen, demain ? –, Anja Kampe vient à bout de ses réserves dans les imprécations du deuxième acte, qui la poussent au cri, sans retrouver toute son assise pour achever l’« Immolation » sans faiblir.

Andreas Schager n’a pas ce genre de limite, dont l’airain ne s’altère que fugacement à la fin du troisième volet du cycle, malgré le plein et exaltant régime auquel il le soumet des pieds à la tête de Siegfried. Au sommet, enfin, trône Michael Volle, Wotan absolu de l’époque, métal majestueux, sachant cingler comme s’attendrir, aussi immense acteur que diseur et musicien.

Triomphe encore plus retentissant pour Christian Thielemann, aussi attendu par le public que par l’orchestre, sans doute. Les légers accrocs individuels ne sont que vétilles, face à une virtuosité d’ensemble qui, sous cette baguette, atteint un raffinement extrême.

C’est que le chef allemand ose, dans un grand écart dont lui seul, peut-être, est capable aujourd’hui, la dimension épique – que la mise en scène systématiquement refuse –, et une approche chambriste, dans une pulsation d’une constante fluidité, et une suprême attention aux équilibres. Il arrive que l’arc dramatique se détende, mais l’architecture musicale reste, elle, à hauteur de mythe.

MEHDI MAHDAVI


Michael Volle dans Das Rheingold. © Monika Rittershaus

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