Opéras Superbe Falstaff à Lille
Opéras

Superbe Falstaff à Lille

19/05/2023
© Simon Gosselin

Opéra, 9 mai

Falstaff alité dans la salle commune d’un hôpital – pour soigner son obésité censément morbide ? Avec un tel point de départ, un pur et dur du « Regietheater » se serait, sans doute, vautré avec délectation dans la plus sordide des démonstrations sur ce mal universel et contemporain. Là n’est certes pas l’intention, ni le goût, de Denis Podalydès, qui transpose l’ultime opéra de Verdi entre « asile et sanatorium, à l’écart du monde », référence à La Montagne magique de Thomas Mann à l’appui.

Les premières minutes le justifient à peu près : le Dr. Cajus est, en effet, un docteur, et Bardolfo se fait tâter le pouls, en énumérant les symptômes de son alcoolisme. Et puis, la pertinence du décor unique d’Éric Ruf – magnifiquement éclairé par Bertrand Couderc, dans des atmosphères sépia accordées aux costumes années 1940, signés Christian Lacroix – tend à s’étioler.

Ces messieurs sont médecins, pharmaciens, et ces dames infirmières. La maison de Ford devient buanderie, et le bloc opératoire se substitue au parc de Windsor. Pourquoi pas, mais à quoi bon ? Au moins, le rythme de la comédie ne s’en trouve pas freiné, mieux, elle bat son plein, puisque l’éminent sociétaire de la Comédie-Française veut – c’est lui-même qui le dit – « raconter l’histoire et (…) reste assez fidèle au livret ».

Sans toutefois renoncer à quelques pointes d’invention plus personnelle. Car si la mécanique théâtrale parfaitement huilée, qui mène à la conclusion de la première supercherie, doit tout à Verdi et Boito, elle se révèle, ici, d’autant plus cruelle qu’avant d’être jeté à l’eau, le ballot de linge dans lequel les commères ont dissimulé Falstaff, est hissé à plusieurs mètres du sol, et lâché sur le carrelage, où il s’écrase dans un fracas sec.

La mascarade nocturne prend, quant à elle, un tour plus poétique, lorsque la chirurgie à ventre grand ouvert – et sans anesthésie – pratiquée sur Sir John révèle le contenu d’un estomac rempli de volumes shakespeariens. Dépouillée de son enveloppe corporelle, l’âme du chevalier érudit toise à distance, et sans rancune, les ultimes manigances de la communauté hospitalière, avant que sa panse, baudruche lunaire qu’il aura en vain tenté de retenir, ne s’élève dans les airs, joli clin d’œil au compositeur octogénaire, prenant congé de son art.

Antonello Allemandi tient cet ensemble, comme les précédents, avec un alliage de précision et de souplesse qui laisse s’épanouir le phrasé, sans que la pulsation ne perde sa bondissante vitalité, portée à ébullition tant par la réactivité de l’Orchestre National de Lille, aux couleurs charnues et boisées, que par un plateau vocal d’exception.

Timbres au clair, Luca Lombardo, Loïc Félix et Damien Pass font ainsi des comprimari brillamment caractérisés. Annoncé souffrant, Kevin Amiel n’en laisse rien paraître, Fenton généreux et ardent, capable aussi d’alléger un ténor très ostensiblement charmeur.

Depuis combien de temps n’avait-on pas entendu un quatuor féminin d’une telle homogénéité, tout en étant composé de personnalités aussi bien campées ? Meg Page non seulement révèle la vis comica de Julie Robard-Gendre, mais confirme aussi la belle maturation de son mezzo aux reflets déjà profonds, tandis que Silvia Beltrami use essentiellement, à l’étage inférieur de la tessiture, de rutilantes résonances de poitrine, sans appesantir les contours d’une Mrs. Quickly à la faconde irrésistiblement idiomatique.

Gabrielle Philiponet assume, avec aplomb, de réjouissantes ruptures de registres, pour donner aux facéties d’Alice Ford le corps qui, autrement, leur ferait peut-être défaut. Et avec quelle lumière son soprano épouse l’élan amoureux de « Ma il viso tuo su me risplenderà », qu’on aimerait, l’espace d’un instant suspendu, ne pas croire parodique ! Clara Guillon, enfin, est une Nannetta de rêve, filant à l’infini des aigus d’une fraîcheur diaphane.

Parfois fruste d’émission, mais jamais rustre, Gezim Myshketa enrobe Ford de rotondités plus communément associées au rôle-titre. Sans chercher à singer ces vétérans qui le parlent, à défaut de pouvoir encore le chanter, Tassis Christoyannis s’en empare avec des moyens à leur zénith. Diction limpide, ligne châtiée, son Falstaff est d’une drôlerie plus attendrissante que ridicule, noble par l’éclat de son baryton argenté, autant que par un maintien, une agilité même, qui contredisent ses allures de bibendum. À rebours, en somme, des stéréotypes imposés par la tradition. Et c’est très bien ainsi !

MEHDI MAHDAVI


© Simon Gosselin

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