Opéras Troublante création à Avignon
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Troublante création à Avignon

19/05/2023
© Cédric Delestrade/Avignon

Opéra, 7 mai

En résidence à l’Opéra Grand Avignon depuis 2021, la compositrice, arrangeuse, chanteuse et instrumentiste franco-britannique Josephine Stephenson (née en 1990) ne manque pas d’attiser notre curiosité avec la création mondiale de son nouvel opéra, Three Lunar Seas.

L’œuvre se propose d’interroger nos consciences par le biais de sujets on ne peut plus actuels : l’importance ou pas d’être parents à notre époque ; la force de l’amour à l’épreuve de la maladie ; l’engagement des jeunes populations face au péril environnemental.

Sur la base de ces trois thématiques contemporaines, étayées par le livret sibyllin de Ben Osborn, Josephine Stephenson développe une partition relativement brève (une heure et demie), au fil de laquelle son écriture polymorphe se distingue par d’intéressantes atmosphères ondulatoires et une instrumentation riche d’opalescences.

Si les quarante-deux musiciens – l’Orchestre National Avignon-Provence se montre brillant, sous la direction littérale de Léo Warynski – qu’elle convoque, pour défendre son univers instrumental, tissent un profond tapis sonore, le flux musical n’échappe pas à quelques itérations. Malgré les étranges vibrations du Cristal Baschet, cet environnement, irisé de notes tour à tour miroitantes et mélancoliques, apparaît usuel, car il n’est pas sans rappeler ceux de Samuel Barber (Knoxville : Summer of 1915), Henryk Gorecki (les deux derniers mouvements de la Symphonie n° 3) ou Kaija Saariaho (L’Amour de loin, La Passion de Simone).

Le traitement des cinq voix solistes impose, en revanche, une manière d’écrire plus personnelle, plus subjective. Le premier couple, celui des deux femmes attendant la naissance d’un enfant, alterne entre la belle tessiture grave de l’une et les accents haut perchés, à la limite du cri, de l’autre (poignante plainte finale, après la fausse couche). Dans la problématique qui est la leur – cet enfant à naître, tant désiré, va-t-il simplement pouvoir (sur)vivre dans le chaos annoncé de notre monde ? –, elles expriment parfaitement leurs espoirs, leurs angoisses. Le timbre rassurant et empathique de la contralto britannique Jess Dandy temporise idéalement les accents, plus anxieux et torturés, de la soprano portugaise Eduarda Melo.

Seule face au corps allongé de son mari, atteint par une maladie neurodégénérative et incarné par le danseur Ari Soto, Cynthia, rôle tenu par Patrizia Ciofi, convainc, elle aussi, par sa posture douloureuse et réflexive. Le timbre légèrement voilé, aux tonalités laiteuses, de la soprano italienne participe à l’ancrage de son personnage, toujours sobre et émouvant : celui d’une femme désormais face à une irrémédiable solitude.

Comme pour marquer une rupture avec l’univers lyrique des autres protagonistes, la voix juvénile, droite et sans vibrato, de la chanteuse folk Kate Huggett ouvre une fenêtre sur un autre univers, un autre drame. En phase avec les préoccupations environnementales de sa génération, Serena s’obstine à explorer illégalement, chaque nuit, les recoins d’une usine proche de son domicile. Convaincue que cette dernière est source d’une pollution insidieuse, elle partage ce qu’elle filme sur les réseaux sociaux. Un soir, la jeune activiste est découverte par un gardien – le baryton français Anas Séguin –, lors de sa ronde. Ne sachant comment réagir, celui-ci s’interroge sur son rôle : dénoncer Serena ou la laisser faire.

Pour chaque histoire, le metteur en scène Frédéric Roels – par ailleurs directeur de l’Opéra Grand Avignon – choisit de ne pas livrer de fin définitive. Le spectateur est, en effet, invité à se faire sa propre opinion, à porter son propre regard sur les événements. Toujours fluide et dépouillé, son travail se concentre sur l’imbrication des trois récits et veille à ce que la trame dramaturgique soit explicite.

Le Chœur de l’Opéra Grand Avignon s’affirme, pour sa part, comme un autre spectateur. Toujours distant et scrutateur, il commente sobrement l’action, en entonnant quelques mots choisis dans le texte.

Avec l’aide de savants jeux de lumière, une scénographie épurée et efficace, quelques vidéos opportunes et des costumes volontairement monochromes, Frédéric Roels parvient, sans encombre, à défendre et inscrire cette œuvre singulière au sein de sa saison 2022-2023, placée sous le signe de la Lune.

CYRIL MAZIN


© Cédric Delestrade/Avignon

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