Interview Alejo Pérez : « Wagner nous fait entrer dans u...
Interview

Alejo Pérez : « Wagner nous fait entrer dans une dimension inconnue »

17/03/2023
© Filip Van Roe

C’est debout, au paradis du Teatro Colón de Buenos Aires, qu’Alejo Pérez a assouvi, dès son plus jeune âge, sa fascination pour la musique classique, que personne ne pratiquait dans son entourage, en même temps qu’il s’imprégnait de la tradition wagnérienne des lieux. À l’Opera Vlaanderen, dont il est le directeur musical depuis 2019, le chef argentin est au pupitre de la nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par le cinéaste Philippe Grandrieux.

Le Teatro Colón a une vraie tradition wagnérienne depuis bientôt un siècle…

Jusqu’à la fin des années vingt, on y jouait essentiellement de la musique italienne, puis l’Opéra de Vienne est venu donner des représentations, qui ont lancé une sorte de saison allemande estivale, chaque année entre juillet et septembre. Fritz Busch, après avoir dû quitter Dresde, est venu dès 1933, puis a été remplacé en 1937 par Erich Kleiber, qui fuyait aussi le nazisme, et devait rester à Buenos Aires jusqu’en 1949. C’était une époque légendaire, d’une richesse inouïe pour les Argentins, dans un théâtre qui reste le premier d’Amérique du Sud à avoir donné le répertoire germanique en allemand. 


Tristan und Isolde de Wagner, dans le mise en scène de Philippe Grandrieux, à l’Opera Vlaanderen.
© OBV / Annemie Augustijns

Au sein de la production wagnérienne, quel défi représente Tristan und Isolde pour un chef d’orchestre ? 

Il occupe une place centrale. Wagner a interrompu le projet colossal du Ring pour écrire Tristan, comme une pulsion très forte à assouvir sans délai. Le vrai défi est de réussir à insuffler à l’orchestre la richesse psychologique de la dramaturgie. C’est une orchestration riche, que le compositeur a élaborée avec un enthousiasme fou. Dans les dynamiques, il demande toujours plus, d’abord forte, puis più forte, puis fortissimo, sans cesse. Pour le chef, il est crucial d’équilibrer la balance sans censurer le son, en ayant toujours à l’esprit que les instruments de l’époque de Wagner étaient moins puissants. On doit aussi donner la possibilité aux personnages d’aller vers l’intimisme, la fragilité, le doute. Il faut enfin gérer le long souffle, pas seulement celui des chanteurs, mais aussi celui de la mélodie continue, presque infinie, notamment au deuxième acte, avec ce si long duo, que nous donnerons sans coupure. Chaque mesure en est absolument nécessaire, c’est un hommage à la chanson d’aube médiévale, une réappropriation de cette tradition dans l’univers romantique germanique. Je suis fasciné par les aspects freudiens de la musique de la nuit. Le lever de rideau de l’acte central est un coup de génie : Wagner place l’inconscient d’Isolde dans la fosse, pendant que les cors de la chasse nocturne résonnent hors champ et s’éloignent. Le monde réel s’évanouit, se dissout alors dans l’inconscient du personnage. C’est magistral au niveau dramatique. 

Quand on est enfant et qu’on nous raconte une histoire, on est loin de comprendre chaque mot, mais cela n’empêche pas de percevoir les enjeux du récit. Alejo Pérez

Abordez-vous Wagner plutôt à travers le prisme de ce qui précède, ou plutôt, comme Pierre Boulez, à rebours, en partant de la musique du XXe siècle ? 

Tristan est vraiment le moment de bascule dans la production wagnérienne. On peut concevoir les opéras précédents dans un certain héritage du bel canto. On en trouve encore dans RienziDer fliegende Holländer et Tannhäuser, beaucoup moins dans Lohengrin. Ensuite, Wagner tourne la page, il annonce le XXe siècle avec le fameux accord de Tristan, ouvrant vraiment la voie de la musique de l’avenir, plus encore que dans Parsifal. Sa modernité réside aussi dans la gestion du temps et des silences. J’essaie d’éviter ce que font beaucoup de chefs qui, par peur du vide, raccourcissent les longs silences du prélude. J’aime au contraire tester la patience, la résistance des musiciens, qui peut créer un vertige, celui de l’intemporel. C’est une anticipation du moment où Tristan et Isolde boivent le philtre et ont les sens engourdis. Wagner écrit un long point d’orgue sur l’accord de l’absorption, qui nous fait entrer dans une dimension inconnue, où l’on perd toute notion de pulsation. 

La nouvelle production de l’Opera Vlaanderen, confiée au cinéaste Philippe Grandrieux, qui laisse une grande place à la danse et à la vidéo, a fait le choix de supprimer le surtitrage. Cela change-t-il votre manière d’aborder l’œuvre ? 

Je suis surtout curieux de la réaction du public. J’y vois une opportunité de se plonger vraiment dans la musique. Vous savez, quand on est enfant et qu’on nous raconte une histoire, on est loin de comprendre chaque mot, mais cela n’empêche pas de percevoir les enjeux du récit. L’absence de surtitrage n’a pas modifié mon travail musical, mais pour le spectateur, elle permettra de s’immerger au plus profond du drame wagnérien, sans que l’œil décroche sans cesse vers le texte, surtout dans une mise en scène qui privilégie autant la pénombre. 


La trompette naturelle construite par Gunther Cogen pour les représentations de Tristan und Isolde de Wagner à l’Opera Vlaanderen. © OBV

Une trompette naturelle a été construite spécifiquement pour cette série de représentations. À l’arrivée du navire d’Isolde à Kareol, au troisième acte, Wagner a laissé des indications assez ouvertes sur sa partition…

J’ai dirigé ce solo du berger annonçant l’arrivée du bateau avec les deux solutions traditionnelles – cor anglais ou trompette moderne –, et aucune des deux ne m’a satisfait. On sait juste que Wagner souhaitait un instrument naturel qui imite la sonorité du cor des Alpes, avec un pavillon en bois. Les archives de l’Opéra de Munich, où a eu lieu la création en 1865, n’en disent pas plus. Le solo est clairement écrit pour un instrument qui ne joue que les harmoniques naturels, sans pistons, mais on est réduit à des conjectures. Nous avons souhaité faire construire un instrument de ce type par un facteur d’Anvers, Gunther Cogen. Le résultat me plaît beaucoup, et pour que le public en profite au maximum, nous allons faire jouer cette joyeuse mélodie moins hors champ que prévu.

Propos recueillis par YANNICK MILLON

À voir :

Tristan und Isolde de Richard Wagner, avec Sam Sakker / Neal Cooper (Tristan), Albert Dohmen (König Marke), Carla Filipcic Holm (Isolde), Vincenzo Neri (Kurwenal) et Dshamilja Kaiser (Brangäne), sous la direction d’Alejo Pérez, et dans une mise en scène de Philippe Grandrieux, à l’Opera Ballet Vlaanderen, du 22 mars au 23 avril 2023.

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