Interview Benjamin Levy : « L’opérette est souvent trait...
Interview

Benjamin Levy : « L’opérette est souvent traitée avec négligence, sans imagination, et parfois sans talent »

30/09/2022
© Yannick Perrin / ONC

Le virus de l’opérette des Années folles, Benjamin Levy l’a attrapé il y a vingt ans, grâce aux Brigands. Il le transmet à présent à l’Orchestre National de Cannes, dont il est directeur musical depuis 2016. Voyage dans le temps vers la Croisette, qui donne son nom au disque paru chez Erato – avant de retrouver la joyeuse compagnie emmenée par Patricia Petibon, Philippe Talbot et Laurent Naouri à Paris, le 8 octobre, sur la scène du Théâtre du Châtelet.

Comment êtes-vous venu à diriger ce répertoire, assez rarement fréquenté par les chefs d’orchestre ?

Voici près de vingt ans, j’ai travaillé avec la compagnie Les Brigands, qui monte des opérettes et des comédies musicales, pour la plupart rarement jouées, avec un petit effectif orchestral, sur Ta Bouche de Maurice Yvain et Toi c’est moi de Moïse Simons. En janvier 2019, j’ai eu l’occasion de présenter à l’Hôtel Le Majestic un concert d’opérette avec l’Orchestre National de Cannes et la mezzo-soprano Pauline Sabatier, qui est à l’origine du projet de cet enregistrement. C’était magique ! La grande vogue de Cannes date précisément de ces années dites « folles », qui ont suivi la Première Guerre mondiale. C’est à cette époque qu’ont été construits les palaces de la Croisette. Les Fitzgerald animaient des soirées endiablées à Juan-les-Pins, tandis qu’André Messager et Reynaldo Hahn dirigeaient la saison musicale d’hiver du Casino. Le programme de ce disque est conçu dans cet esprit.

L’Orchestre National de Cannes et son directeur musical, Benjamin Levy © Yannick Perrin / ONC

On a souvent considéré que l’opérette française avait atteint son apogée avec Offenbach, et que la suite, malgré le raffinement de la musique d’André Messager ou de Reynaldo Hahn, n’était qu’une longue décadence, qui se serait justement accélérée dans les années vingt…

Pas du tout ! D’ailleurs, des musiciens tout à fait sérieux comme Arthur Honegger ont apprécié ces compositeurs, qui partagent des caractères communs, tout en venant d’horizons divers. En 1920, Messager était déjà un vieux monsieur, mais il a su s’adapter au style nouveau sans renoncer à son écriture raffinée, dont la qualité éclate dans Passionnément. Henri Christiné et Reynaldo Hahn représentent la génération intermédiaire, le premier venant de la chanson, qu’il avait abondamment illustrée, et s’imposant glorieusement dès la fin de la Guerre avec Phi-Phi, puis Dédé ; le second, de formation classique très poussée, sachant trouver le ton juste dans l’opérette avec Ciboulette, qui regarde vers le passé avec nostalgie, ou la comédie musicale. Une troisième génération, née à la fin du siècle, va encore bouleverser le genre en intégrant des éléments exotiques : latino-américains avec Moïse Simons, qui connaîtra un beau succès avec Toi c’est moi ; swing et jazzy avec Raoul Moretti (Trois jeunes filles nuesUn soir de réveillon) et surtout Maurice Yvain (Pas sur la boucheTa BoucheGosse de riche).  On ne saurait, par ailleurs, juger ces opérettes sans considérer la place prépondérante des librettistes – non seulement celui qui conçoit le scénario, mais aussi celui qui rédige, souvent en étroite collaboration avec le compositeur, les lyrics, les textes chantés, afin que la musique et le texte soient étroitement calqués l’un sur l’autre.

Les dérapages dans le ton grivois sont toujours contrôlés, et constituent des clins d’œil à un public averti. Benjamin Levy

Comment expliquez-vous le désamour qui a frappé l’opérette, et particulièrement celle de cette période ?

Malheureusement, ce genre a souvent été traité avec négligence, sans imagination, et parfois sans talent, alors qu’il nécessite qu’on l’approche avec soin, et qu’on en comprenne le style en profondeur. Il n’est pas anodin que certains spécialistes du baroque s’y soient intéressés, car les problèmes d’interprétation que pose l’opérette sont assez analogues à ceux de l’opéra du XVIIe siècle. Les partitions ne fournissent pas toutes les indications, parce que certaines tournures étaient familières aux musiciens du temps, et n’avaient pas besoin d’être notées. Mais ces traditions se sont perdues, et il faut les réinventer en évitant les contresens. Pour certains morceaux, nous avons fait appel aux talents d’orchestrateurs de Thibault Perrine et Robin Melchior, qui connaissent parfaitement ce style, et ont pu reconstituer des orchestrations incomplètes, lorsque le matériel d’orchestre avait été perdu.

Sur les enregistrements d’époque, on perçoit bien un style fait d’une certaine gouaille, à la limite, parfois, d’une forme de vulgarité, du moins selon nos critères contemporains. Les chanteurs avec qui vous travaillez n’ont probablement pas cherché à imiter ces grandes figures de l’opérette que sont Dranem ou Pauline Carton…

Une certaine façon de parler et de chanter est évidemment démodée. Il n’en reste pas moins que ces interprètes prononçaient généralement très bien le texte. C’est une qualité à maintenir – et que Reynaldo Hahn estimait primordiale. Or, il est très difficile de conjuguer une diction parfaite et une qualité vocale constante. De plus, les chanteurs, mais aussi les librettistes et les compositeurs, ont su le plus souvent se tenir sur une délicate ligne de crête entre le chic et la vulgarité. Leurs dérapages dans le ton grivois, très fréquents avec un auteur comme Albert Willemetz, qui a signé une foule de livrets, sont toujours contrôlés, et constituent des clins d’œil à un public averti. 

L’Orchestre National de Cannes sous la direction de Benjamin Levy © Yannick Perrin / ONC

En quoi ces opérettes étaient-elles modernes à l’époque de leur création ?

Sur le plan musical, d’abord, les compositeurs ont su conserver un style très français, même en intégrant des éléments extérieurs, principalement américains, puisque nous sommes au tout début de l’introduction du jazz en France – il ne s’agit, en effet, jamais d’une simple copie du musical américain. Du point de vue des livrets, on assiste à une irruption, parfois assez vive, de contenus qui n’auraient jamais été abordés avant la Grande Guerre, comme la sexualité, et le désir féminin. Dans Pas sur la bouche, Yves Mirande fait chanter à l’héroïne : « Comme j’aimerais mon mari s’il était mon amant… » Et dans Ta Bouche, l’air que tout le monde a retenu d’emblée proclame : « Non, non, jamais les hommes ne sauront, ce que nous sommes ! » On peut même avancer que les auteurs ont été sensibles à un certain air du temps, à des revendications dont ils ont donné une représentation tolérable par le public qui assistait à ces spectacles.

Propos recueillis par JACQUES BONNAURE

À écouter :

Croisette, opérettes des Années folles, avec l’Orchestre National de Cannes, Guillaume Andrieux, Amel Brahim-Djelloul, Rémy Matthieu, Laurent Naouri, Patricia Petibon, Pauline Sabatier, Philippe Talbot et Marion Tassou, sous la direction de Benjamin Levy, CD Erato 5054197196195.
En concert au Théâtre du Châtelet, le 8 octobre 2022. 

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