Interview Damiano Michieletto : « Giulio Cesare m’é...
Interview

Damiano Michieletto : « Giulio Cesare m’évoque Bill Murray dans Lost in Translation »

03/05/2022
© Stefano Guindani

Sa mise en scène trépidante d’Il barbiere di Siviglia de Rossini fait souffler, depuis 2014, un vent de Movida sur l’Opéra Bastille, où elle est reprise du 30 mai au 19 juin. Dirigée par Philippe Jaroussky, dont les débuts de chef lyrique ne pouvaient avoir lieu ailleurs que dans la fosse du Théâtre des Champs-Élysées, une nouvelle production de Giulio Cesare in Egitto de Haendel, avec Gaëlle Arquez dans le rôle-titre et Sabine Devieilhe en Cleopatra, marque le retour de Damiano Michieletto à Paris. Déclaration d’intentions.

Giulio Cesare in Egitto est votre deuxième rencontre avec Haendel, dans un parcours où l’opéra baroque est peu présent. Quelles particularités trouvez-vous à ce répertoire ?

Le baroque n’est, en effet, pas du tout au cœur de mon répertoire habituel. Mon premier Haendel a été Alcina, montée au Festival de Pentecôte de Salzbourg en 2019, autour de Cecilia Bartoli. Avant cela, j’avais abordé Idomeneo de Mozart, au Theater an der Wien, en 2013 : pas à proprement parler un opéra baroque, mais les liens sont évidents. De fait, ayant déjà mis en scène, à l’époque, la trilogie de Da Ponte, cette œuvre m’a d’abord paru vieillotte, ennuyeuse et statique. J’ai toutefois appris à aimer l’opera seria, à trouver sa beauté, et sa profondeur. L’autre difficulté vient de la longueur des airs, avec cette forme à da capo, qui semble figée, presque abstraite. Le travail consiste à chercher une nécessité dramatique, avec une reprise qui ne doit pas être une simple répétition, mais une variation. D’où une plus grande marge de liberté que chez Verdi, par exemple, où tout est extrêmement précis. Dans Alcina, certains airs durent dix, voire douze minutes : un bon entraînement pour Giulio Cesare, où ils sont un peu plus courts !

Gaëlle Arquez et Damiano Michieletto pendant les répétitions de Giulio Cesare. © Patrick Messina

Comment voyez-vous le personnage de Jules César ?

Ce qui m’a frappé, à la lecture du livret, c’est à quel point Giulio Cesare n’est pas du tout ici le grand homme que l’Histoire nous a fait connaître. Drôle de héros, qui ne fait rien pendant toute la pièce, sauf s’amouracher de Lidia, et qui, lorsqu’il veut faire la guerre, n’a ni armes ni armée ! S’il est maître du monde, ce n’est que par ses exploits passés, qui ont fait sa gloire, mais sont aussi un poids : il a un rang à tenir, et sa position l’expose continuellement au danger. À 52 ans, c’est un homme vieillissant, déjà fatigué, et qui a conscience que son temps touche à sa fin. De plus, il est très fragilisé en Égypte, pays étranger et hostile, dont il ne connaît pas les codes. Il me fait penser au personnage joué par Bill Murray dans le film Lost in Translation de Sofia Coppola ! Cesare est hanté par la mort qui approche, conscient que, comme tout homme de pouvoir, il périra un jour assassiné – ce qui sera effectivement le cas quelques années plus tard. J’ai voulu symboliser cette obsession par la présence des trois Parques, qui tissent autour de lui une sorte d’immense toile d’araignée. Ces fils rouges constituent, en vérité, celui de la narration.

Il n’entre pas du tout dans mon projet de faire écho à l’actualité. Damiano Michieletto

Comment s’incarne la figure de Cléopâtre, elle aussi encombrée par une imagerie très forte, notamment au cinéma, et toutes sortes de légendes ?

Cleopatra est d’abord une jeune femme de 21 ans, qui a un énorme conflit à régler avec son frère cadet Tolomeo, encore adolescent. L’Histoire leur prêtait d’ailleurs des rapports incestueux, que le librettiste n’a pas retenu. Dans l’opéra, elle me semble tout sauf une femme fatale. Je la vois, au contraire, comme un personnage en crise, qui endosse de multiples identités, que je montre grâce aux différentes perruques dont elle se pare. Son grand air, « Se pietà di me non senti », déroule une longue plainte, où plane la peur de mourir, mais aussi celle de vieillir. D’où sa volonté de plaire, mais aussi sa soif de pouvoir. Son histoire d’amour avec Giulio Cesare lui permet de régler certains problèmes.

Comment traitez-vous ces personnages nettement plus monolithiques que sont Cornelia, toujours en pleurs, et Sesto, qui passe le plus clair de son temps à crier vengeance ?

Même si elle est moins grande que pour Giulio Cesare et Cleopatra, une évolution existe aussi chez eux. Au début, Sesto est encore un petit garçon, qui a du mal à exister entre deux figures écrasantes : son père, le grand Pompeo, et sa mère, la noble Cornelia, incarnation de la patricienne. De façon très significative, à l’arrivée de Cesare, c’est Cornelia qui prend la parole. La mort brutale de Pompeo va les bouleverser en profondeur : de première dame, elle doit endosser le rôle de veuve, tandis que lui est forcé de grandir d’un coup, en s’éveillant à lui-même, et en vengeant son père. C’est pourquoi je donne à voir cette figure paternelle omniprésente, qui va fournir à l’adolescent une arme, certains de ses propres attributs, et même lui tendre une clepsydre, symbole de l’urgence de l’action. Quand Sesto tue enfin Tolomeo, sa mère, jusqu’alors hyper-protectrice, voire castratrice, est forcée de constater qu’il est devenu un homme, et que cet acte héroïque le montre digne fils de son père. Du même coup, elle peut reprendre goût à la vie, et pourquoi pas au pouvoir ? Car Sesto se pose maintenant clairement en rival politique possible de Cesare, lequel n’a pas réussi à éliminer lui-même Tolomeo. Une autre preuve que la roue tourne pour Giulio et que son temps est bientôt fini !

Damiano Michieletto, Gaëlle Arquez et Philippe Jaroussky pendant les répétitions de Giulio Cesare. © Patrick Messina

Le livret nous parle d’un monde en guerre, comme dans notre actualité internationale. Avez-vous souhaité construire des ponts avec elle ? Des événements récents ont aussi donné à la tête décapitée de Pompée une résonance toute particulière…

Il n’entre pas du tout dans mon projet de faire écho à l’actualité. Pas plus que je n’ai voulu situer l’action dans un cadre géographique précis, ou jouer sur l’opposition entre Orient et Occident. Ma démarche est beaucoup plus psychologique. La scénographie, très simple, et propre à s’adapter facilement à tous les théâtres coproducteurs – l’Opéra Orchestre National Montpellier, le Théâtre du Capitole de Toulouse et l’Opéra de Leipzig – est une grande boîte, représentant, en quelque sorte, l’intérieur de la tête de Giulio Cesare, avec cette omniprésence des Parques qui veulent le retenir dans leurs filets, et ces conjurés qui rôdent – et finiront par l’avoir un jour, même si, pour l’heure, il parvient encore à leur échapper ! Pour ce qui est de la tête de Pompeo, je trouve plus intéressant et efficace de ne pas la montrer, en évitant un effet gore un peu facile. Si le spectacteur ne la verra pas directement, c’est à travers les réactions horrifiées de ceux qui ouvriront la boîte dégoulinante de sang dans laquelle elle sera apportée, qu’il pourra l’imaginer. Je suis très heureux de cette production, dont la très belle distribution me permet notamment de retrouver Gaëlle Arquez, qui était mon Idamante dans Idomeneo. Quant à Philippe Jaroussky, qui incarnait Ruggiero dans Alcina à Salzbourg, nous faisons ensemble un vrai travail d’équipe, comme cela devrait toujours être le cas, à l’opéra, entre le chef et le metteur en scène !

Propos recueillis par THIERRY GUYENNE

À voir :

Giulio Cesare in Egitto de Georg Friedrich Haendel, avec l’Ensemble Artaserse, avec Gaëlle Arquez (Giulio Cesare), Lucile Richardot (Cornelia), Franco Fagioli (Sesto), Sabine Devieilhe/Emöke Baráth* (Cleopatra), Carlo Vistoli (Tolomeo), sous la direction de Philippe Jaroussky, et dans une mise en scène de Damiano Michieletto, au Théâtre des Champs-Élysées, du 11 au 22 mai 2022, et l’Opéra Orchestre National Montpellier*, du 5 au 11 juin 2022.

Et aussi :

Il barbiere di Siviglia de Gioacchino Rossini, avec René Barbera (Il Conte d’Almaviva), Renato Girolami (Bartoli), Aigul Akhmetshina/Marianne Crebassa (Rosina), Andrzej Filończyk (Figaro), Alex Esposito (Basilio), Katherine Broderick (Berta), Aaron Pendleton (Fiorello), sous la direction de Roberto Abbado, et dans une mise en scène de Damiano Michieletto, à l’Opéra National de Paris, du 30 mai au 19 juin 2022.

Pour aller plus loin dans la lecture

Interview David Stern, vingt ans de feu et de transmission lyrique

David Stern, vingt ans de feu et de transmission lyrique

Interview Isabelle Aboulker, montrer la voix aux enfants

Isabelle Aboulker, montrer la voix aux enfants

Entretien du mois Reinoud Van Mechelen

Reinoud Van Mechelen