Interview Jérôme Correas et Ambra Senatore : « La voix e...
Interview

Jérôme Correas et Ambra Senatore : « La voix est un geste depuis la nuit des temps »

24/02/2023
© Bastien Capela

Œuvre singulière dans la production de Johann Sebastian Bach, la Cantate du café met en scène, sous la forme d’un opéra bouffe miniature, les – vaines – tentatives d’un père de détourner sa fille de sa boisson favorite. Dans Café Libertà, sa première création avec la chorégraphe Ambra Senatore, le chef Jérôme Correas fait entendre, sur le même thème, la voix méconnue, sinon oubliée, de Nicolas Bernier, en écho à celle du Cantor de Leipzig. Rencontre en dialogue entre le fondateur des Paladins et la directrice du Centre Chorégraphique National de Nantes.

Comment est née la rencontre autour de ce projet ? 

JC : J’ai découvert le travail d’Ambra grâce à une interview sur Culturebox, qui se concluait par une improvisation dansée. Je me suis tout de suite dit : « Tiens, il y a quelque chose qui m’intéresse ». J’ai fait des recherches, et je me suis laissé séduire par la dimension physique de son langage chorégraphique, et l’humour qui s’en dégageait.

AS : Au départ, je me suis demandé qui était ce musicien qui voulait me rencontrer. C’était la première fois que je répondais à une sollicitation de ce genre. Et puis, nous avons appris à nous connaître en discutant de ce que nous recherchions, et de la manière dont nos univers pouvaient s’accorder. Nous en sommes rapidement venus à parler de projets, d’une façon extrêmement simple et humaine. Puis il a fallu inventer ensemble quelque chose, sur la base d’un univers musical baroque que j’ignorais en grande partie, en luttant  contre ses codes avec une extrême liberté. C’est, pour moi, une expérience tout à fait nouvelle, parce que je commence normalement à travailler sans musique, avant de décider comment intégrer le caractère mélodique. Même le rythme et la danse sont deux choses parallèles : des plans de perception qui se superposent avec beaucoup d’interactions, sans qu’on soit, au final, dans la lecture d’un corps qui suit un rythme. La musique baroque invite à aller contre elle-même et à ne surtout pas être sur le rythme. 


Jérôme Corréas (de dos) et les danseurs Matteo Ceccarelli, Caterina Basso, Claudia Catarzi et Ambra Senatore pendant une répétition de Café Libertà.
© Bastien Capela

JC : Je savais qu’Ambra allait questionner des codes très pesants, que j’avais, moi aussi, envie d’interroger. C’est cohérent avec l’idée de renouveler une approche baroque – littéralement, irrégulière. Actuellement, ce genre a trop tendance à s’institutionnaliser. J’ai proposé d’intercaler, entre les cantates « Schweigt stille, plaudert nicht » (« Faites silence ! Ne bavardez pas ! ») de Bach et Le Caffé de Nicolas Bernier, une ouverture de Georg Philipp Telemann intitulée La Bizarre, une suite de danse assez désarticulée, faite de mouvements extravagants, très libres et très beaux. Il y aura, enfin, l’air à boire Caffé délicieux du mystérieux Monsieur de la Tour, qui célèbre également les vertus du café. 

Cette cantate du café, c’est un Bach inconnu, presque incongru…

JC : Il est important de monter cette œuvre en particulier à cause de l’image très normative que l’on a de Bach. On sait qu’il aimait bien plaisanter, et qu’il appréciait beaucoup l’opéra, et bouffe en particulier. D’une part, il n’a pas eu l’occasion d’en écrire, et d’autre part, son inspiration musicale était tellement complexe qu’elle s’opposait à cette simplicité. Avec cette cantate, il a voulu faire une version miniature d’un opéra bouffe, qui explorerait une facette inédite de sa personnalité, l’articulation entre le futile et le sérieux. Nicolas Bernier fait, quant à lui, l’apologie du café sur un mode plus sérieux. 

En tant que musicien, je sais devoir lutter contre l’exigence de cadre. L’ouverture me rassure. Je la perçois comme vitale.  Jérôme Correas

Quand il apparaît en Europe, le café est socialement plus acceptable que l’ivresse due au vin. Mais très vite, on se méfie de la transgression et de l’excitation qu’il provoque, notamment auprès des femmes qui le consomment. Comment retranscrire ces thématiques ?

AS : C’est une boisson qui réunit cultures occidentale et orientale, avec des problématiques sociales et politiques. Sans café, pas de révolution, pas d’émancipation de la femme, ou de dialogue social… Je n’ai pas voulu illustrer didactiquement ces thèmes pour garder une part d’improvisation, puisque le cadre est moins rigide qu’à l’opéra. Musiciens, chanteurs et danseurs sont tous ensemble sur scène. C’est une forme ouverte, qui réunit différentes techniques et différents moyens d’expression. En plus de la musique, la difficulté venait aussi du fait que la thématique Café Libertà n’implique pas de structure. En général, je pars d’idées et de notions assez éloignées pour construire une chorégraphie. C’est Bach qui m’a posé le plus de difficulté. Le texte de la Cantate du café manie l’humour et le patriarcat le plus conformiste. Nous avons, par exemple, imaginé de distribuer le rôle de la fille à deux sopranos, pour illustrer physiquement comment le père est assailli et manipulé quand il lui propose de trouver un mari à condition qu’elle abandonne le café… 

Comment travaillez-vous ? 

AS : Je lance une proposition qui rebondit et circule parmi les quatre chanteurs et les quatre danseurs. Ce temps d’élaboration permet de souder l’équipe autour du projet. Il faut imaginer que le spectacle va se développer et évoluer, parce qu’il est fondé sur l’humain, à l’inverse de l’opéra, où il doit rentrer dans un cadre précis. À chaque représentation, je peux changer énormément de choses, c’est un work in progress. Les danseurs ont déjà intégré cette dimension, mais je dois veiller à ne pas mettre les chanteurs en danger, en troublant leurs repères ou en sollicitant excessivement leur voix.


Ambra Senatore, Caterina Basso, Claudia Catarzi et Matteo Ceccarelli pendant une répétition de Café Libertà.
© Bastien Capela

JC : C’est important de savoir qu’on peut toujours changer des petites choses dans un spectacle. Personnellement, je mesure ma capacité à ne pas m’angoisser quand les choses ne sont pas fixées. C’est un peu comme une thérapie. En tant que musicien, je sais devoir lutter contre cette exigence de cadre. L’ouverture me rassure. Je la perçois comme vitale. 

La voix conduit au geste ?

AS : La voix est un geste depuis la nuit des temps. En revanche, la voix chantée est un geste déjà très travaillé, presque artificiel dans son apparence et son éloignement avec la voix parlée. Je pars souvent du geste du quotidien pour créer une danse où le geste physique ne souligne pas le sens, et parfois n’a rien à voir avec ce qui est dit.

JC : Il n’y a, pour moi, rien de plus artificiel que le fait de jouer un instrument ou de chanter d’une façon lyrique. Je travaille de telle façon que cela paraisse naturel, souple et spontané.

Propos recueillis par DAVID VERDIER 

À voir :

Café Libertà, avec Les Paladins, Léa Bellili et Louise Roulleau (sopranos), Jean-François Lombard (ténor) et Mattieu Heim (basse), sous la direction de Jérôme Correas, et dans une chorégraphie et une mise en espace d’Ambra Senatore, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, le 7 mars 2023, au Centre d’art et de culture de Meudon, le 9 mars, au Théâtre de Corbeil-Essonnes, le 11 mars, à l’Opéra de Massy, le 18 mars, et à Angers Nantes Opéra, dans le cadre de Baroque en scène, les 4 et 5 mai.

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