Interview Lucile Tessier : « Je veux explorer le côté so...
Interview

Lucile Tessier : « Je veux explorer le côté sombre et biscornu de la musique »

29/11/2022
© Claude Pauquet

Flûtes à bec, basson et hautbois, baroques évidemment, composent la palette multi-instrumentale de Lucile Tessier, enrichie, en 2015, par la création de l’Ensemble Leviathan. Paru chez Harmonia Mundi, leur premier disque, Music for Lady Louise, dépeint le paysage sonore dans lequel baigna Louise de Keroual, figure féminine fascinante, qui joua un rôle décisif dans les liens politiques et culturels unissant la France de Louis XIV et l’Angleterre de Charles II.  

Comment est né ce premier disque ?

Cet enregistrement est l’aboutissement d’une résidence au Centre de musique baroque de Versailles, en 2021, dans le cadre d’un projet de médiation culturelle qui m’a permis, malgré les confinements, de continuer à me produire devant un public scolaire, dans la continuité de ma recherche sur la présence de musiciens français en Angleterre à la fin du XVIIesiècle. Dans une lettre, l’ambassadeur français mentionne l’envoi de quelques instrumentistes et chanteurs ayant participé à la création d’Atys de Lully (1676) : cela m’a intriguée, et donné envie d’en savoir plus sur cette duchesse de Portsmouth qui les avait accueillis, cette Française qu’on appelait Lady Louise*, et dont le portrait par Pierre Mignard – en couverture du CD – révèle une fort séduisante jeune femme.


Lucile Tessier pendant l’enregistrement de Music for Lady Louise © Diego Salamanca

Qui était-elle ?

Née en 1649 dans une famille de la noblesse bretonne, Louise de Keroual devient dame de compagnie d’Henriette d’Angeleterre, belle-sœur de Louis XIV par son mariage avec le duc d’Orléans, mais aussi sœur de Charles II. Elle accompagne Madame lors de son voyage outre-Manche en 1670, pour consolider les liens entre les deux pays, et convaincre son frère de signer le traité de Douvres. Une fois leur mission accomplie, Louise quitte l’Angleterre, mais y est renvoyée après la mort brutale d’Henriette, ce qui accréditerait la thèse selon laquelle elle aurait été une espionne du roi de France. Elle devient rapidement la maîtresse de Charles II, chose plutôt courante à l’époque. Ce qui l’est, en revanche, beaucoup moins, c’est qu’elle le soit restée jusqu’à la mort du souverain, en 1685, réussissant à asseoir sa position en obtenant un titre, celui de duchesse de Portsmouth, une pension, et en faisant reconnaître leur enfant ! Lorsque, sur son lit de mort, le roi se convertit au catholicisme, ses sujets virent cette trahison comme la preuve de la mauvaise influence exercée par cette femme unanimement haïe, qu’ils surnommaient « The French whore » !  Il est clair, en tout cas, que Louise avait pour tâche auprès du souverain de flatter le « goût français » qu’il avait acquis en littérature, en musique, ou même en cuisine, durant ses années d’exil après la destitution, puis la décapitation de son père. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’envoi, en 1677, de musiciens français chez celle qui, à la cour, avait sa propre musique.

Le baroque est une esthétique de l’incongru, du bizarre, voire du grotesque, et le Léviathan était un animal fabuleux effrayant. Lucile Tessier

Comment avez-vous conçu le programme ?

Nous avons essayé de reconstituer le monde musical autour de Louise de Keroual, en montrant son impact sur la musique de la restauration, au sortir de dix années où le puritanisme de Cromwell avait tout interdit – théâtre, musique, danse… Charles II aimait particulièrement la scène du sommeil d’Atys, que nous avons mise au cœur du programme, en regard avec des pièces anglaises qui ont pu s’en inspirer, notamment chez Purcell – pour la solennité (Theodosius), ou la douce langueur (The Fairy Queen). Avec la scène de folie du Roland de Lully, nous abordons les mad songs, genre très prisé à l’époque, dont nous donnons deux exemples, un air de John Eccles, et un anonyme. L’introduction en Angleterre d’instruments de facture française – notamment les flûtes à bec et les hautbois, grâce à un musicien comme Jacques Paisible, alias James Peasable – ! – a permis une certaine couleur orchestrale propre à l’inspiration bucolique, méditative, ou funèbre. L’influence du style français est aussi sensible dans l’adoption de certains mouvements de danses : la fameuse Passacaille d’Armide de Lully a ainsi servi de modèle à celle de King Arthur, que nous avons un temps pensé inclure dans le disque, avant d’y renoncer – le choix des pièces a été drastique. Le programme s’achève sur un extrait de An Ode on the Death of Mr. Henry Purcell, écrit par John Blow pour deux countertenors, avec deux flûtes obligées. Enfin, deux airs satiriques montrent les tensions entre les deux nations, en particulier un song où toutes les rimes sont des mots français.


Eugénie Lefebvre et l’Ensemble Leviathan pendant l’enregistrement de Music for Lady Louise © Diego Salamanca

Comment avez-vous choisi vos chanteurs ?

En m’intéressant aux mad songs, je me suis aperçue que le fameux « From rosy bow’rs » de Purcell était le plus souvent interprété de façon jolie et policée. Or ces scènes de folie offrent un énorme potentiel théâtral et émotionnel, servi à l’époque par des chanteuses-actrices telles Anne Bracegirdle ou Mary Moll Davies – un temps aussi la maîtresse de Charles II, avant de devenir Madame Paisible ! Dès la création de l’ensemble, je me suis entourée de deux excellents interprètes, la soprano Eugénie Lefebvre et le baryton-basse David Witczack, qui n’hésitent pas à « salir » leur instrument à des fins expressives, en osant parler, chuchoter, voire crier, balayant ainsi la palette de couleurs la plus large possible. C’est aussi ce que j’ai réussi à obtenir des deux ténors qui nous ont rejoints sur le projet, Clément Debieuvre et Davy Cornillot. Le baroque est une esthétique de l’incongru, du bizarre, voire du grotesque, et le Léviathan, qui a donné son titre au traité de philosophie politique de Hobbes écrit pendant cette période troublée, était un animal fabuleux effrayant : c’est donc le côté sombre et biscornu de la musique que je veux explorer, et pas seulement le joli et l’angélique.

L’accession au trône d’un autre Charles ne vous a pas donné envie de devenir la nouvelle favorite française ?

(Rires) Je n’y avais pas pensé !  Il est peut-être un peu vieux à mon goût… mais bon, pour l’amour de la musique…  je vais y réfléchir !

Propos recueillis par THIERRY GUYENNE

À écouter :

Music for Lady Louise, airs et songs de Jean-Baptiste Lully, Matthew Locke, John Blow, Henry Purcell et John Eccles, avec l’Ensemble Leviathan, Lucile Tessier (flûtes à bec, hautbois et basson baroques), Eugénie Lefebvre (soprano), Clément Debieuvre (haute-contre), Davy Cornillot (taille) et David Witczak (basse-taille), CD Harmonia Mundi HMN 916119.

(*On notera que Lady Louise compte parmi ses illustres descendantes, non seulement Jane Birkin – sans doute l’un des plus beaux exemples des liens entre la France et l’Angleterre –, mais aussi Lady Diana Spencer, Camilla Parker Bowles et Sarah Ferguson.)

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