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Interview

Valérie Lesort : « J’ai créé une plante carnivore réaliste et gore »

19/12/2022
© Fabrice Robin

Son nom est toujours associé à celui de Christian Hecq de la Comédie-Française. Du duo, c’est elle qui tient le crayon, imagine les marionnettes, invente les masques. De ses premières expériences de spectatrice à l’opéra, au Festival d’Aix-en-Provence, à la création de La Petite Boutique des horreurs, en décembre, à Paris, la plasticienne et metteuse en scène Valérie Lesort déploie pour nous toute sa palette d’inspirations… déjantées.

Pourquoi dites-vous que vous étiez cancre à l’école, à part en dessin, français et musique ?

Quand une matière ne m’intéressait pas, je ne travaillais pas. Mais tout ce qui revêtait un aspect artistique me captivait. Chez moi, c’était bizarre : ma mère était journaliste, critique de théâtre, de danse et d’opéra. Nous habitions Aix-en-Provence et nous nous rendions donc souvent au festival d’art lyrique. J’y ai vu de nombreux spectacles, des merveilles : des opéras mis en scène par Bob Wilson ou La Périchole (Offenbach), que j’ai adorée… En revanche, mon père détestait l’opéra d’une haine profonde. Dès que ma mère mettait un disque à la maison, il en résultait des engueulades monstrueuses. Il écoutait de vieux morceaux de rock comme Eddie Cochran. Quand j’allais voir de l’opéra, je me refusais à aimer pour faire plaisir à mon père. C’est petit à petit que je suis tombée amoureuse du genre. De son côté, mon père passait son temps dans son atelier, où il fabriquait des tas de choses. Si vous avez vu La Mouche, c’est un peu lui, sauf qu’il n’est pas autiste. J’ai réalisé que je savais dessiner, puis assez tard que je savais sculpter, comme lui. C’est pour cela que je dis que j’étais cancre à l’école : les activités manuelles ne sont pas mises en valeur. Lors d’un conseil de classe où j’exprimais mon souhait de travailler dans les effets spéciaux, tout le monde a ri et on a inscrit sur mon bulletin: « CAP esthéticienne. » Cela ne m’a vraiment pas donné confiance.


Valérie Lesort © Fabrice Robin

D’où vous vient cet amour des effets spéciaux ?

Du clip Thriller de Michael Jackson, mon premier gros choc et ce qui fait que j’exerce aujourd’hui ce métier. J’avais alors 8 ans et je découvrais les maquillages d’effets spéciaux : les zombies qui perdent leurs bras, leur mâchoire. Ça me fascinait. En plus, ça réunissait la danse, la musique et le chant dans un petit film hyper drôle. J’ai donc naturellement intégré une école de maquillage. Mon tout premier emploi s’est déroulé au Festival d’Aix : je maquillais en doré les trois anges de La Flûte enchantée mise en scène par Robert Carsen.

Ensuite, comment débutez-vous dans l’art plastique ?

Grâce à mon deuxième petit boulot, à 19 ans, sur le tournage du film Le Hussard sur le toit : je mettais un peu de crasse sur le visage des figurants et créais des traces de transpiration. J’ai rencontré Daniel Parker, qui avait son atelier aux studios Shepperton, où se tournaient Le Muppet Show et certains James Bond. Il m’a conviée à Londres. Mais quelque chose me déplaisait : les effets spéciaux sont très compartimentés, certaines personnes s’occupent des yeux, d’autres plantent les poils. Moi, j’aime le théâtre, ce côté bidouille où il suffit de mettre un petit balai sur une tête pour faire un personnage. Je me suis mise à la marionnette en partant travailler à l’exposition universelle de 1998 en Espagne : avec mon copain de l’époque, on créait des espèces de marionnettes géantes, cent vingt monstres marins qui déambulaient dans l’expo. J’ai vu le pouvoir que ça avait sur les gens.

Comment avez-vous conçu la plante carnivore de La Petite Boutique des horreurs ?


La plante carnivore « réaliste et gore » de Valérie Lesort (La Petite Boutique des horreurs à l’Opéra Comique) © Stefan Brion

Depuis plusieurs années, je mets moins les mains dedans. Je travaille avec la plasticienne Carole Lallemand. C’est le même binôme entre elle et moi qu’entre Christian Hecq et moi. Je voulais quelque chose de réaliste, que cette plante fasse peur et qu’elle soit beaucoup plus effrayante que tout ce que j’ai pu voir jusqu’à présent, que ce soit franchement gore. Nous sommes parties sur Alien, même si la comédie musicale restera joyeuse et drôle : une plante carnivore réaliste et gore avec des feuilles et des veines violettes qui font penser à de vieux testicules un peu dégoûtants. De la même façon, je souhaite que le personnage d’Audrey, battue par son amant dentiste, soit vraiment amoché. Il y aura du sang et des viscères sur scène. Je retrouve ma passion pour le grand-guignol, comme dans mon Cabaret horrifique.

Vous avez aussi pris des cours de comédie…

Je me sentais à l’étroit dans le travail de plasticienne. Ce n’était pas artistique. Je n’avais pas assez de rapports avec les équipes de mise en scène. J’avais envie d’inventer des personnages. Donc j’ai suivi une formation, mais là encore quelque chose me manquait. Quand on a 25 ans et qu’on n’est pas trop moche, on ne va pas nous offrir des rôles où l’on peut se métamorphoser. Or, ce que j’aime, c’est la transformation et le burlesque. À la place, je me suis retrouvée dans une salle de casting avec quarante autres petites filles brunes qui se ressemblaient. J’avais l’impression de devenir un produit et ça ne m’a pas plu du tout.

Votre première mise en scène est 20 000 lieues sous les mers à la Comédie-Française avec Christian Hecq. Comment arrivez-vous à cette étape ?

Tout a commencé avec Christian Hecq sur la série Monsieur Herck Tévé de Canal+. Nous avons créé un personnage hybride et commencé à écrire, à réaliser… On s’est rendu compte avec Christian qu’on adorait travailler ensemble et diriger. Quand Éric Ruf est devenu administrateur du Français et a suggéré à tous les comédiens de faire des propositions, j’ai réfléchi : j’étais justement en train de sculpter de grands costumes de monstres marins pour une ONG. 20000 lieues sous les mers m’est venu comme ça. Je voulais que les marionnettes soient justifiées et qu’il y ait également un jeu de comédiens, ce qui collait parfaitement avec un monde marin à inventer. Christian était le parfait capitaine Nemo. Éric Ruf est venu un jour en répétitions. Il a pris les rênes. Je lui ai dit : « Tu ne fais plus jamais ça, c’est affreux », mais il m’a en fait montré le travail du metteur en scène et je lui en suis reconnaissante.


Les méduses de 20 000 lieues sous les mers distillent poésie et inquiétude dans cette première mise en scène du binôme Valérie Lesort et Christian Hecq, à la Comédie-Française, en 2015 © Brigitte Enguerand

Quand vous entamez une mise en scène, par quoi commencez-vous ?

Je réfléchis à l’esthétisme : il faut trouver l’univers. Je dessine. Pour un opéra, j’écoute la musique et me laisse traverser par les images qui me viennent. Pour Le Domino noir, j’ai visualisé une grande horloge car, comme dans Cendrillon, un personnage doit rentrer à minuit. Pour Le Bourgeois gentilhomme, j’ai d’abord pensé utiliser la musique des Balkans à la place de celle de Lully. De là a découlé tout l’univers à la Harry Potter. Pour La Périchole, j’avais envie de quelque chose de très coloré, entre la beauté des costumes péruviens et une inspiration de French Cancan. Ercole amante (Hercule amoureux) de Cavalli, à l’Opéra Comique, a été plus dur. Il a fallu que j’écoute quarante fois la musique avant de commencer à l’apprécier, à repérer les moments de l’histoire, car au début j’entendais une espèce de fil continu très long. Pour La Petite Boutique des horreurs, on ne voulait pas, avec Christian Hecq, d’un décor traditionnel, de New York avec des immeubles en brique : nous nous sommes inspirés de tableaux, comme celui du bar dans la nuit d’Edward Hopper.

Ensuite, comment travaillez-vous avec Christian Hecq ?

C’est toujours étrange de travailler au départ sans les comédiens. Alors on les imagine. Je prends un crayon, de la matière, Christian prend son corps. Quand on met en scène les pièces dans lesquelles il est, il met à profit son corps, il essaie des choses. Il a une énorme connaissance du plateau, du rythme de la comédie. Il peut se mettre à quatre pattes et moi, je vais lui coller un collant sur la tête. C’est mon muse [sic]. On a souvent une idée chacun et on se rejoint au milieu.

Quelle est la différence quand on travaille sur un opéra ?

Nous ne savons pas lire une partition. Alors on l’écoute énormément de fois avant d’apprivoiser la musique, un peu comme on lit un texte de théâtre. Je mets la musique dans mon casque, je marche beaucoup et j’écoute. Il faut apprendre à l’aimer. Il faut que chaque air devienne un tube.


Hercule tient en laisse un monstre vert aussi doux que répugnant, tout droit sorti de l’imagination débridée de Valérie Lesort (Ercole amante à l’Opéra Comique) © Stefan Brion

Est-on parfois coincé par la musique, parce que la mise en scène ne peut pas aller plus vite que la musique ?

Ça a été un problème sur Ercole amante. Le chef Raphaël Pichon nous disait : « Là, Hercule est très en colère, c’est déchirant. » On aurait dit qu’il n’avait pas les mêmes oreilles que nous car on n’entendait pas du tout ça. Cela devient une contrainte incroyablement créative : à nous de trouver une sorte de compromis tout en respectant la musique. Un chorégraphe peut, par exemple, nous aider à aller contre le rythme en créant une gestuelle qui signifie autrement cette colère dans les corps. On peut réussir à montrer ce qu’on veut par les images : Ercole amante n’était qu’une succession d’images et de symboles. C’était hyper intéressant et émouvant aux larmes. Je n’aurais jamais cru que je mettrais un jour en scène des opéras.

Comment est arrivée La Petite Boutique des horreurs ?

Après Ercole, Olivier Mantei, alors directeur de l’Opéra Comique, nous avait proposé d’autres œuvres, mais on n’avait pas envie de repartir sur du baroque. Nous voulions faire une pause. L’idée est venue du chef d’orchestre Maxime Pascal, qui adore la musique d’Alan Menken. J’ai voulu prendre très au sérieux cette histoire. Nous n’irons pas vers le gag ni vers du visuel pour du visuel. Nous montrerons la tristesse des personnages pour garder une sincérité. Ça va être en quelque sorte mon combat féministe : je trouve Audrey déchirante, une pauvre fille qui se prostitue à moitié, se fait battre, mais reste douce et croit au prince charmant. Le fleuriste Seymour sera un pauvre garçon lui aussi, et il y aura forcément des choses à sauver chez Mushnik, le patron. Il nous faut faire aimer ces personnages et ne pas trop les caricaturer.

Propos recueillis par LAURENT VALIÈRE

Un article à retrouver dans LYRIK n°3 dès le 22 décembre.

À voir :

La Petite Boutique des horreurs d’Alan Menken, avec Le Balcon, Marc Mauillon (Seymour), Judith Fa (Audrey), Lionel Peintre (Mr Mushnik), Damien Bigourdan (Orin Scrivello, Patrick Martin, un vagabond, Bernstein, Madame Luce, L’agent artistique), Sofia Mountassir (Crystal), Laura Nanou (Chiffon), Anissa Brahmi Ronnette), Daniel Njo Lobé (Voix de la Plante, le client, un vagabon), sous la direction de Maxime Pascal, et dans une mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, à l’Opéra Comique, jusqu’au 25 décembre 2022.

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