3 CD Harmonia Mundi HMM 902356.58

Le fait qu’elles étaient sœurs ne doit pas être un prétexte pour les confondre, mais Nadia (1887-1979) et Lili (1893-1918) Boulanger ont illustré, avec tellement de bonheur, le genre de la mélodie qu’un enregistrement, réunissant l’intégralité de leur héritage (trente-huit pièces par Nadia, dix-sept par Lili), est particulièrement bienvenu.

Si Lili, première compositrice couronnée par le Grand prix de Rome (en 1913), est morte de maladie, encore très jeune, Nadia s’est arrêtée d’elle-même d’écrire, dévastée par la disparition de son mentor et amant Raoul Pugno (auteur avec elle du cycle Les Heures claires, qui donne son titre au coffret), puis par celle de sa sœur, et persuadée que sa musique était dès lors devenue inutile.

Ce jugement est particulièrement sévère, à l’écoute des mélodies qu’elle nous a laissées. Il est toujours possible d’affirmer, pour aller vite, que celles-ci s’inscrivent dans la tradition de Fauré, mais Nadia Boulanger sait renouveler le genre, même si elle choisit parfois des textes pâlots (Poème d’amour d’Armand Silvestre, Cantique de Maeterlinck). Il y a peu de place, ici, pour la joie ou pour l’humour ; Nadia préfère cultiver l’accablement (saisissant accompagnement funèbre d’Au bord de la route) ou la nostalgie (Ilda, d’une éloquente simplicité).

Elle propose, par ailleurs, deux mises en musique du même texte – dans une veine plus sombre, la seconde fois (Désespérance), que la première (Un grand sommeil noir) –, et s’essaye elle-même à la poésie avec Soir d’hiver, davantage une petite scène dramatique qu’une mélodie. Le cycle Les Heures claires, sur des poèmes d’Emile Verhaeren, n’est pas, toutefois, uniformément captivant : pour un C’était en juin en forme d’apothéose, Que tes yeux clairs ou Ta bonté sont des pages un peu moins inspirées.

La mezzo-soprano française Lucile Richardot excelle à reproduire les intentions qu’il y a dans ces pièces, sans jamais se départir d’un naturel dans la diction ou dans le chant. Doute, avec le -diminuendo sur « ma foi » et, à la fin, ce « vers -l’ennui » détimbré, est un bel exemple d’interprétation soignée.

Nadia Boulanger a laissé un duo (Allons voir sur le lac d’argent), que Lucile Richardot chante ici avec le baryton français Stéphane Degout. Ce dernier interprète, par ailleurs, deux des trois lieder (en allemand) sur des textes de Heine, d’un désespoir exalté, tout droit sorti de Schumann ou de Wolf.

Avec Lili Boulanger, le sentiment d’introspection est tout aussi vif, mais on éprouve, en outre, une impression d’étrangeté, due au fait que chant et piano semblent chacun vivre leur vie, sans que, pour autant, l’unité de chaque mélodie soit mise en cause. Un peu comme si une déploration s’élançait au-dessus d’un nocturne, plein de chromatismes torturés. Dans Retour, Lucile Richardot traduit cette immobilité trompeuse, avec le même art des couleurs équivoques.

C’est à Raquel Camarinha que revient l’ensemble des treize Clairières dans le ciel (sur des poèmes de Francis Jammes), dont la fantaisie morbide a dû surprendre Fauré, dédicataire du cycle. On avait, déjà, été saisi par le tempérament indompté de la soprano portugaise dans La Sirène de Nadia. Cette fois, elle met son vibrato très singulier, à la fois douloureux et maîtrisé, et son timbre juvénile, lumineux et comme surexposé, au service des intentions sauvages de Lili.

Tout, ici, est tendu, vertigineux, même dans la douceur d’Elle est gravement gaie ou de Nous nous aimerons tant, dont le léger parfum a quelque chose de saturé. Jusqu’à ce cri sur les mots « le front dans la poussière », que suit un silence béant, dans le vaste Demain fera un an, qui clôt le cycle en forme d’adieu à l’amour.

La pianiste Anne de Fornel apporte sa part de théâtre et de poésie à toutes ces pièces, plus concentrées chez Nadia, plus organiques chez Lili. Quelques brèves pages de musique de chambre, interprétées par la violoniste Sarah Nemtanu et la violoncelliste Emmanuelle Bertrand, apportent la respiration nécessaire au fil de cette longue coulée de mélodies, admirablement enregistrées (en studio, en février et juin 2022), dont la fébrilité et la fièvre vous étreignent.

CHRISTIAN WASSELIN


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