Opéras Cosi mitigé à Strasbourg
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Cosi mitigé à Strasbourg

27/04/2022

Opéra, 14 avril

Parce qu’un metteur en scène n’a pas vocation à être devin, David Hermann ne pouvait certes prédire, en concevant sa production de Cosi fan tutte, dont la création était prévue, à l’Opéra National du Rhin, en mai 2020, qu’une pandémie causerait son report de deux ans, alors qu’un conflit fratricide entre la Russie et l’Ukraine ferait rage aux portes de l’Europe.

La façon dont l’argument dramaturgique, qui fait certes un peu moins fi du déroulement de l’intrigue originelle que dans sa très irritante mise en scène de Die Entführung aus dem Serail (Zurich, 2016), entre en résonance avec l’actualité n’en suscite pas moins une forme de malaise, atteignant son paroxysme dans les dernières minutes de l’opéra, pendant qu’une bombe descend lentement des cintres, au son du canon « Nascoso è il mio sol » K. 557, interprété a cappella par un chœur invisible.

C’est que l’action du dernier volet de la « trilogie Mozart/Da Ponte » s’étire ici depuis la veille de la Première Guerre mondiale, jusqu’au lendemain de la Seconde. Sans, d’ailleurs, que les protagonistes ne semblent vieillir – mais là n’était pas le sujet de l’expérience menée par le metteur en scène franco-allemand.

Assez stimulante sur le papier – pour peu que le spectateur prenne la peine de lire le synopsis, et surtout, l’entretien publié dans le programme de salle sous le titre, assez présomptueux, de Chroniques de la relativité du temps –, la proposition a pour ambition de montrer « comment la société construit et redéfinit sans cesse l’image et les libertés des femmes et des hommes, ainsi que leurs relations ».

Au point d’user de subterfuges indignes du talent dont David Hermann a su faire preuve en d’autres occasions, pour que la pièce s’adapte au concept – et non l’inverse. La traduction servant au surtitrage n’est pas le moindre – tant pis pour ceux qui se contentent d’écouter le texte chanté –, dès lors qu’elle s’apparente, plus d’une fois, à une réécriture.

Trop souvent, la comédie – même si Cosi fan tutte est loin, la cause est entendue, de n’être qu’un délicieux badinage – ploie sous d’épaisses couches de gravité, quand, à l’inverse, les moments de supposée sincérité sont désamorcés par un traitement ironique. Même en prenant le contre-pied du livret, d’autres – Michael Haneke en tête, pour ne citer que le plus troublant, peut-être – ont sondé les rapports entre les couples de façon moins artificielle, et partant bien plus prégnante.

Est-ce paresse intellectuelle ou manquement au devoir de critique, que de confesser qu’un tel spectacle, malgré d’indéniables qualités esthétiques – superbes costumes de Bettina Walter – et quelques fulgurances éparses, ne donne pas envie, dans la mesure où il ne fonctionne tout simplement pas sur la durée, de se creuser la cervelle pour tenter, par des circonvolutions doctement circonstanciées, d’en justifier les incohérences ?

La fosse intéresse finalement davantage, grâce à la présence au pupitre de Duncan Ward (33 ans), membre d’une génération nécessairement sensibilisée à la leçon des « baroqueux » qui, alors qu’il était encore en culottes courtes, accostaient, les uns après les autres, aux rivages de l’opéra mozartien. La vivacité des tempi en porte la trace, plus qu’une articulation nette, mais portée à la fluidité. D’autant que sa précocité n’empêche pas le chef britannique d’avoir la clairvoyance de ne pas chercher à obtenir des musiciens ce que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, collectivement assez anonyme dans ce répertoire, ne peut lui donner.

Assemblé, au ténor près, par Eva Kleinitz, le plateau vocal témoigne, probablement pour la dernière fois, du flair indéniable de la regrettée directrice générale de l’Opéra National du Rhin, en matière de jeunes chanteurs. Nicolas Cavallier y fait figure de vétéran, comme l’est assez systématiquement Don Alfonso, dont le relatif effacement ne lui permet pas d’user assez de sa prestance pour compenser une émission raidie et charbonneuse, voire bouchée dès que la tessiture prend de la hauteur.

Despina privée d’une partie de son piquant par la mise en scène, la soprano lituanienne Lauryna Bendziunaite est une interprète à réentendre dans un contexte plus traditionnel. Toujours clair et fringant, le baryton allemand Björn Bürger est déjà un luxe pour Guglielmo, tandis que le ténor américain Jack Swanson trouve, pour Ferrando, le juste dosage entre la suavité du souffle amoureux et les éclats fugaces de la jalousie.

Parce qu’elle abat d’emblée la carte d’un mezzo opulent, la Dorabella d’Ambroisine Bré se laisse assez vite piéger par la tenue qu’exige le chant mozartien. Gemma Summerfield, en revanche, est, mieux qu’une découverte, une révélation. Si l’expressivité un rien forcée de son « Per pietà » tend à déborder du cadre stylistique, cette soprano britannique, à l’agilité sans ostentation, déploie, jusque dans les plus grands écarts de Fiordiligi, l’évidence de sa lumière charnue.

MEHDI MAHDAVI


© KLARA BECK

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