Comptes rendus Don Carlos à Paris
Comptes rendus

Don Carlos à Paris

20/10/2017

Opéra Bastille, 10 octobre

PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/AGATHE POUPENEY

Ildar Abdrazakov (Philippe II)
Jonas Kaufmann (Don Carlos)
Ludovic Tézier (Rodrigue, marquis de Posa)
Dmitry Belosselskiy (Le Grand Inquisiteur)
Krzysztof Baczyk (Un moine)
Sonya Yoncheva (Élisabeth de Valois)
Elina Garanca (La Princesse Eboli)
Eve-Maud Hubeaux (Thibault)
Silga Tiruma (Une voix d’en haut)
Julien Dran (Le Comte de Lerme)
Hyun-Jong Roh (Un héraut royal)

Philippe Jordan (dm)
Krzysztof Warlikowski (ms)
Malgorzata Szczesniak (dc)
Felice Ross (l)
Denis Guéguin (v)

Vocalement, le compte y est. Somptueux sur le papier, le quintette principal réuni pour cette nouvelle production de Don Carlos (version originale française de 1866-1867, complète à l’exception du ballet) a très largement tenu ses promesses. Cinq voix belles, rondes, fermement projetées et faciles, soutenues par une technique leur permettant une palette de nuances extraordinairement étendue, du pianissimo le plus envoûtant au forte le plus percutant. Ce qui n’est pas un mince exploit, dans un vaisseau aussi immense et à l’acoustique aussi erratique que l’Opéra Bastille !

Comme on pouvait le craindre à la lecture de l’affiche, la pierre d’achoppement est la langue. Lors de cette première, Ludovic Tézier a reçu une spectaculaire ovation, amplement méritée dans la mesure où, sur le plan de la diction, il surclasse tous ses partenaires.

D’abord, on comprend tout ce qu’il dit. Ensuite, il sait comment s’appuyer sur les spécificités du français pour rendre sa ligne de chant encore plus souple et expressive. L’émission retrouvant, pour l’occasion, la hauteur et la lumière d’un vrai baryton lyrique (Posa n’est ni Rigoletto, ni Simon Boccanegra), chacune de ses interventions transporte l’auditeur sur les cimes, jusqu’à un bouleversant « Ah ! Je meurs l’âme joyeuse », au legato envoûtant.

Jonas Kaufmann est également intelligible de bout en bout, ce qui ajoute à l’absolue crédibilité de son portrait de Carlos. On est surtout heureux de retrouver le ténor allemand en bonne forme, après la déception de son récent récital d’opéra français chez Sony Classical (voir O. M. n° 132 p. 81 d’octobre 2017). La voix sonne reposée, sans aucun sombrage artificiel, et l’aigu passe la rampe sans problème, même s’il n’a plus tout à fait le rayonnement irrésistible du Werther de 2010, en ces mêmes lieux.

Le cas d’Ildar Abdrazakov est intéressant. Surveillant davantage sa prononciation que dans Faust, il y a deux ans, le chanteur russe se heurte à un obstacle qu’il n’avait sans doute pas anticipé, en signant son contrat : Philippe II n’est pas Filippo II ! La phonation propre au français modifie le placement de sa voix, privant de résonance le bas du registre. Toute note en dessous du la devient ainsi creuse et sourde, ce qui n’est pas le cas en italien. Pour le reste, Abdrazakov demeure l’un des meilleurs titulaires du rôle aujourd’hui.

Côté féminin, Sonya Yoncheva se fait inégalement comprendre en Élisabeth, mais la puissance de ses aigus, la sensualité de son timbre balaient toutes les réserves, ou presque. Quant à Elina Garanca, elle se révèle, sans surprise, la plus confuse de diction – à se demander si la mezzo lettone acceptera un jour de faire un effort sur ce plan ! Ce qui n’a pas empêché le public, emballé par une vocalité extraordinairement opulente, de lui faire fête.

À l’exception d’un Grand Inquisiteur vociférant et en panne de grave (même s’il est indiqué en option, le mi sur la deuxième syllabe de « Sire ! » est indispensable sur une scène de cette importance), les seconds rôles sont bien distribués, avec une mention pour Julien Dran, séduisant Comte de Lerme, et Eve-Maud Hubeaux, Thibault de luxe, que l’on est impatient de découvrir en Eboli à l’Opéra de Lyon, au printemps 2018.

À la tête de chœurs parfaitement préparés par José Luis Basso, et d’un orchestre une fois encore somptueux, Philippe Jordan apporte une contribution déterminante à la réussite de cette soirée. C’est grâce à lui, à sa manière de diriger chanteurs et instrumentistes comme s’il s’agissait de musique de chambre, que l’on doit l’exceptionnel accomplissement de moments tels que le trio Eboli/Carlos/Posa, l’air de Philippe II, le quatuor de l’acte IV, la grande déploration après la mort du marquis (Abdrazakov, le chœur d’hommes, et plus encore Kaufmann, atteignent ici des vertiges de beauté et d’émotion !) ou le dernier duo entre belle-mère et beau-fils.

Pour autant, le directeur musical de l’Opéra National de Paris ne perd pas de vue le spectaculaire propre au « grand opéra », apportant au tableau de l’autodafé et à l’électrisant finale ce qu’il faut de souffle et de flamme.

Est-il nécessaire de s’attarder sur la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, incapable de renouer avec les géniales fulgurances de son Macbeth à la Monnaie de Bruxelles ? Tout ce que l’on voit ici a déjà été vu ailleurs, sous sa propre signature ou sous d’autres, et les rares touches d’originalité (dames d’honneur transformées en épéistes, Eboli tentée par les plaisirs saphiques…) n’apportent strictement rien à notre connaissance de Don Carlos.

L’action est bien évidemment transposée à notre époque, dans une monarchie qui pourrait être espagnole, avec de superbes robes haute couture pour la reine et un luxueux uniforme d’officier pour le roi. Le dispositif est unique, boîte aux parois lambrissées de bois sombre, dans laquelle viennent régulièrement s’insérer des élements de décor : salle d’escrime pour le deuxième tableau du II, amphithéâtre pour l’autodafé, salon rappelant ceux des premières classes dans les aéroports pour le bureau de Philippe II, cage métallique pour la prison de Carlos…

Les accessoires sont réduits au strict minimum, mais toujours pensés pour faire de l’effet, Warlikowski ayant suffisamment de métier pour ne pas négliger la composante « grand opéra » : canapé recouvert de tissu précieux, sur lequel Carlos, après avoir essayé de se trancher les veines, revit en flash-back, au début du I, sa rencontre avec Élisabeth ; couronne surchargée d’or et de velours ; imposant manteau royal de couleur pourpre et bordé d’hermine…

Inutile, bien sûr, de chercher forêt, bûcherons, bosquets, fontaine, tombeau, cathédrale, et même couvent ! Comme symboles de l’omniprésence de l’Église, il faut se contenter de deux prie-Dieu, d’une petite croix et des frocs des moines, entrevus derrière une grille. Pourquoi pas, après tout ? Mais quand on fait à ce point abstraction de la lettre du livret, il est indispensable d’offrir une contrepartie extrêmement forte sur le plan dramaturgique.

Krzysztof Warlikowski, malheureusement, se contente cette fois du service minimum. Certes, il y a bien une direction d’acteurs, mais, par rapport à ce à quoi le metteur en scène polonais nous a habitués, elle paraît convenue, voire banale.

L’Opéra National de Paris peut sans problème reprendre cette production qui, au moins, a le mérite de ne pas trahir la musique au-delà du tolérable – comme c’était le cas, par exemple, de celle de Damiano Michieletto pour Samson et Dalila, la saison dernière. Elle ne restera simplement pas dans les annales comme la plus mémorable de son auteur, accueilli, comme on pouvait s’y attendre, par une violente bronca aux saluts.

RICHARD MARTET

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