Comptes rendus Moses und Aron à l’Opéra Bastille
Comptes rendus

Moses und Aron à l’Opéra Bastille

25/11/2015

Thomas Johannes Mayer (Moses)

John Graham-Hall (Aron)
Julie Davies (Mädchen)
Nicky Spence (Jüngling)
Chae Wook Lim (Mann)
Michael Pflumm (Nackter Jüngling)
Christopher Purves (Ephraimit)
Ralf Lukas (Priester)
Catherine Wyn-Rogers (Kranke)

Philippe Jordan (dm)
Romeo Castellucci (msdcl)
Cindy Van Acker (ch)

Une question se pose, profonde et dérisoire comme une histoire juive : qu’adviendra-t-il de la vivante incarnation du Veau d’or que ses dresseurs font tourner en rond sur le plateau de l’Opéra Bastille ? Les choristes se partageront-ils cet intermittent du spectacle à l’occasion d’un méchoui lyrique, réservant les meilleurs morceaux à Stéphane Lissner, à Philippe Jordan et à Romeo Castellucci ? La viande d’une bête qui aura entendu autant de musique dodécaphonique sera-t-elle aussi tendre que celle de ses semblables rassasiées de Mozart ? On ne s’appesantirait pas sur ce ruminant superflu si sa présence – fût-elle au second degré – ne donnait la clef de l’histoire, à savoir que le metteur en scène d’un ouvrage dont le sujet est l’imposture des images n’a rien d’autre à offrir.

Encore faut-il un peu de patience, car presque tout le premier acte, passé le monologue de Moïse, est aussi distinct qu’un combat d’anges dans les nuages : des mots blancs défilent sur un écran blanc. L’action du livret reste donc invisible. Mais on se souviendra de ce qui a été ajouté : le polissage d’un missile nucléaire ou d’un engin pour puiser du pétrole.

Au second acte, les choristes apparaissent enfin, vêtus de blanc. Puis, à l’instar d’Aaron, ils se souillent, ou se baignent dans une tranchée de mélasse noire et visqueuse. Un anti-baptême chrétien, peut-être. Le retour de Moïse est souligné par l’apparition alentour des cimes du Sinaï (?), dont les neiges éternelles sont trouées de plaques de roches noires, noires comme les Tables de la Loi que le prophète jettera à terre. Enfin, les toiles peintes se décrochent pour recouvrir les pics et les creux d’une autre chaîne montagneuse. C’est superbe, comme l’ultime phrase des violons, en dents de scie, qui accompagne le pathétique « Ô verbe, verbe qui me manque » de Moïse.

On aura compris : le blanc symbolise la pure abstraction (la pensée de Moïse) ; le noir l’écriture, l’image, la traduction-trahison d’Aaron, voire les dérives du sionisme. C’est court ; quant à la direction d’acteurs, elle ne se soucie pas de mettre en relief les tensions entre les personnages ni de suivre les didascalies. On ne voit ni ne comprend goutte au premier acte, et si cela s’éclaircit au second, on y relève d’impayables naïvetés. Ainsi les Vierges nues « aussi dévêtues que le permet l’usage des théâtres mais pas plus qu’il n’est nécessaire » (Schoenberg) se livrent-elles aux couteaux des prêtres (noirs) en peignoir de bain (blanc).

Ceux qui ont assisté aux représentations du Palais Garnier, en 1973, en ont oublié les images au profit de la musique, dont Georg Solti peaufinait les détails. À l’Opéra Bastille, l’intensité du bruit de fond est fatale à presque tous les passages chambristes, dont ne surnage que l’écume. Et, comme dans toutes les salles trop grandes, les fortissimos plafonnent. On s’en accommoderait mieux si l’ouvrage était mû par une puissante force musico-dramatique.

Certes, on ne résiste pas, surtout dans le second acte, à des moments de grâce d’une impalpable magie ou d’une puissance stupéfiante : l’inquiétude des Anciens, certains épisodes de la « Danse du Veau d’or », les sacrifices, le désespoir de Moïse. Mais le rapport harmonique entre l’orchestre et les voix reste souvent purement abstrait. Dans les joutes entre les deux frères, l’intérêt des paroles l’emporte sur la valeur musicale de l’opposition entre les mélopées atonales d’un ténor hyper lyrique et la grisaille du parlé-chanté (Sprechgesang) de son interlocuteur.

Quel ennui, par moments, qu’on est loin des merveilles ininterrompues d’Erwartung ! Moses und Aron vaut par la haute visée du livret, par la signature illustre de son auteur, par un début et une fin pathétiques – mais, à titre personnel, pour avoir étudié et défendu la partition bec et ongles (Un Art de la fugue lyrique, programme de l’Opéra de Paris, 1973), qu’il me soit permis de récuser le titre de chef-d’œuvre qu’on lui accole par commodité. Schoenberg en a offert de plus irrécusables à notre admiration et l’on peut se demander si l’inachèvement ne résulte pas d’une prise de conscience de l’impasse dans laquelle sa vision idéale l’avait entraîné.

Aussi, donner chair à ce rêve inabouti exige-t-il des artistes de haut vol : la personnalité vif-argent d’Aaron est servie par le timbre clair et vibrant du ténor John Graham-Hall, qui se joue des intervalles d’une ligne vocale périlleuse ; et Moïse, le patriarche tourmenté, est confié à Thomas Johannes Mayer, imposant baryton capable, mieux qu’un acteur, de s’approprier les intonations et les rythmes prescrits du Sprechgesang.

Les autres protagonistes, tous impeccables, n’ont que quelques phrases à chanter – seule la Malade (Catherine Wyn-Rogers) se détache un peu. Les choristes sont davantage sollicités, et la chaleur des applaudissements qui saluent leur performance en donne la mesure.

L’orchestre a fort à faire, lui aussi, toujours dans le détail, sans défaillances. Philippe Jordan, au pupitre, réussit à garder la tête froide ; précis sans sécheresse, il veille à tout, avec le privilège enviable de se pencher si près sur l’œuvre qu’il en entend battre le cœur.

GÉRARD CONDÉ

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