Opéras Pelléas en son château à Barcelone
Opéras

Pelléas en son château à Barcelone

28/03/2022

Gran Teatre del Liceu, 15 mars

Il est devenu rare que les productions de La Fura dels Baus, et tout particulièrement celles qui portent la signature d’Alex Ollé, membre le plus prolifique à l’opéra du collectif barcelonais, ne frappent pas l’œil et l’esprit par le contraste, voire la contradiction, entre un appareil scénique riche de potentialités poétiques et un jeu d’acteurs plutôt convenu. Créé au Semperoper de Dresde, en 2015, le Pelléas et Mélisande repris au Liceu ne fait pas exception.

Surgis de l’obscurité, les décors d’Alfons Flores – forêt métallique, puis château labyrinthique, dont l’envers révèle, par la minéralité à la fois palpable et irréelle de superbes effets de matière et d’éclairage, une immense falaise – rendent, comme rarement, le mystère de l’œuvre, son caractère à la fois onirique et cauchemardesque, la ténébreuse immensité de cette prison dont nul ne peut s’évader, à commencer par celui qui persiste à répéter qu’il va partir.

Cette machinerie colossale a bien le défaut, à chacune de ses rotations, de produire des grincements, dont pâtissent les interludes orchestraux. Mais il est plus regrettable encore qu’une telle invention visuelle – que prolongent, par atavisme ou manque de lumière dans le royaume d’Allemonde, les longues chevelures blanches de tous les membres de la famille, par opposition à la rousseur de Mélisande, qui, plus que jamais, est l’intruse – se heurte à un théâtre aussi bourgeois.

Le geste n’est pas sans violence – celle, surtout, que les hommes, et d’abord Arkel, font aux femmes –, mais l’étrangeté reste trop souvent au stade des intentions. Et il ne suffit pas, au dernier acte, de dédoubler le lit de l’agonisante, questionnée encore par les vivants, mais déjà partie dans l’autre monde, auprès de Pelléas – peu importe, dès lors, de savoir, obsession fatale, si elle « l’a aimé d’un amour défendu »–, pour restituer à la pièce son vertige censément symboliste.

Josep Pons ne parvient pas davantage, dans la fosse, à pénétrer les ténèbres singulières de la partition, qu’il wagnérise, au risque d’enliser le mouvement, alors même que son orchestre n’a pas, sans toutefois démériter, les qualités nécessaires et suffisantes pour assumer une lecture plus symphonique, peut-être, que lyrique.

Le plateau tient, en revanche, les promesses induites par son prestige. Mieux vaut oublier l’Yniold de Ruth Gonzalez, soprano espagnole disqualifiée par un français impossible et une couleur ingrate. Mais la mezzo britannique Sarah Connolly fait une Geneviève plus claire, sans doute, qu’à l’ordinaire, et d’une distinction musicale admirable.

Il faut tendre l’oreille, parfois, pour atteindre les profondeurs d’où émane le phrasé ciselé de Franz-Josef Selig, qui retient Arkel dans le registre le plus doux de ses grandes orgues wagnériennes. N’est-ce pas pour cette raison même que la basse allemande est, et demeure, insurpassable, dans ce bouleversant pianissimo filé qu’est le dernier acte ?

La fratrie étrennée à Bordeaux par Marc Minkowski, dont le disque, gravé sous la direction de Pierre Dumoussaud, chez Alpha Classics, a fixé l’évidence (voir O. M. n° 177 p. 76 de novembre 2021), se reforme à la faveur de l’indisposition – pour cette seule représentation – de Simon Keenlyside. Il est, certes, encore trop tôt pour affirmer qu’Alexandre Duhamel a trouvé, en Golaud, le rôle de sa vie. Mais parvenir, à 38 ans, à un tel niveau dans l’incarnation d’un personnage dont la paranoïa, justifiée ou délirante, attend en principe la pleine maturité pour atteindre sa plus juste expression, est proprement stupéfiant. D’autant que la voix semble, à chaque fois, gagner en richesse et en concentration.

Méforme passagère ? Les élans les plus passionnés de Stanislas de Barbeyrac auront, quoi qu’il en soit, semblé rompus par une tendance à assombrir, et épaissir un timbre pourtant idéal, jusqu’à une certaine opacité qui contrarie la jeunesse de son Pelléas, sans pour autant que la langue perde en clarté, et en naturel.

Est-ce parce qu’elle n’est pas, contrairement à ses deux partenaires – le premier à l’Opéra de Lille, puis face aux micros d’Harmonia Mundi, le second au Théâtre des Champs-Élysées –, passée entre les mains de François-Xavier Roth, que Julie Fuchs reste, vis-à-vis de la diction, attachée à une certaine tradition opératique, déformant certaines voyelles, comme ces «e » transformés en « o » ? Moderne évidemment, sensuelle, aussi, la soprano française est une Mélisande encore en devenir – mais cette insaisissable créature cesse-t-elle jamais de l’être ?

MEHDI MAHDAVI


© DAVID RUANO

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