Comptes rendus Tcherniakov rate Elektra à Hambourg
Comptes rendus

Tcherniakov rate Elektra à Hambourg

30/12/2021

Staatsoper, 28 novembre

Reportée à deux reprises, depuis avril 2020, la création de cette Elektra selon Dmitri Tcherniakov aura donc enfin eu lieu, dans des conditions normales. C’est dire si elle était attendue – et peut-être, aussi, l’inéluctabilité de la déception.

D’emblée, le trublion russe évacue le mythe, pour confiner la violence des rapports familiaux à l’espace domestique d’un appartement cossu, (ham)bourgeois, surchargé d’un mobilier si désuet qu’il semble exhaler une odeur de renfermé. D’autant que ce nouvel avatar de la tragédie à l’antique plongée, par le génie cumulé de Strauss et Hofmannsthal, dans l’effroi expressionniste, se joue en chaussons – jusqu’aux carlins en peluche d’une Klytämnestra plus sénile qu’hallucinée.

Elektra porte, chemise et pantalon trop larges, les vêtements de son père, dont le culte de la mémoire lui inspire un rituel naïf, puéril même, quand elle vide un carton d’une multitude de chiots électriques, envahissant la table de la salle à manger transformée en autel de leurs glapissements immuables. Chrysothemis est, quant à elle, méchamment attifée en archétype de vieille fille.

Les deux sœurs étant prisonnières de cette atmosphère étouffante – et sous quelle inexplicable emprise ? –, seul Aegisth, mari plus jeune, mais déjà démesurément bedonnant, de la matriarche cacochyme, entourée d’un essaim de compagnes gloussantes, semble autorisé à sortir, pour vaquer à quelque mystérieuse inoccupation.

Le décor ainsi planté, rien de ce qui s’y passe ne paraît neuf, iconoclaste, ni à même d’exposer, sous une lumière soudain aveuglante – c’est, en principe, la grande force de Tcherniakov, scrutant chaque œuvre à la loupe déformante de sa redoutable intelligence –, des détails et autres sens cachés. À tel point que cette approche, qu’on espérait voir se hisser, certes par des voies opposées, à la hauteur de celle de Patrice Chéreau, dont la mise en scène testamentaire (Aix-en-Provence, juillet 2013), frappée du sceau de l’évidence, demeure une sorte de mètre étalon, tombe dans le piège de l’anecdotique.

A fortiori lorsque le drame vire, in extremis, au fait divers gore. Confirmation d’une intuition étayée par la dégaine patibulaire du prétendu Orest, ou révélation pour ceux qui ne l’avaient pas senti venir, pourtant gros comme une maison : à peine Elektra a-t-elle commencé à exprimer sa joie qu’apparaît, sur le système de surtitrage, à la manière du bandeau défilant des chaînes d’information en continu, un flash spécial annonçant qu’un tueur en série, déjà auteur de « dix-huit féminicides » après s’être introduit chez ses victimes, en se faisant passer pour un membre longtemps disparu de la famille, est activement recherché par la police.

Solution de facilité, surtout pour un talent aussi singulier que Tcherniakov, qui met ainsi son grain de sel dans une intrigue jusqu’alors préservée de tout jeu de rôle ou autre détournement ? Difficile, en dépit du sevrage forcé de la pandémie, de se laisser prendre une fois de plus. Parce que la signature est trop criante – qu’il en ait trop fait, ou qu’on en ait trop vu…

Mais encore un clin d’œil. Avant de poignarder Chrysothemis, l’assassin brandit un disque, pris dans la bibliothèque, qui n’est autre que l’Elektra dirigée par Georg Solti, avec Birgit Nilsson (Decca). Était-il opportun de pousser ainsi à la comparaison, forcément cruelle pour la distribution assemblée ici, cinquante-cinq ans après cet enregistrement de légende ? Face aux gloires du passé – ou même du présent –, Ausrine Stundyte ne fait simplement pas le poids.

Même si cette écriture paroxystique surexpose paradoxalement moins ses carences vocales que d’autres rôles, le vibrato erratique, qui fait de son « Allein ! » liminaire une bouillie informe, le timbre indéfini, quoique fugacement prenant dans la nuance piano, font écran à la beauté tendue des traits, et à l’intensité de la présence – d’un gabarit proche d’Evelyn Herlitzius, dont elle ne partage heureusement pas les stridences.

Par un contraste presque salutaire, que Chrysothemis d’ailleurs appelle, le soprano blond de Jennifer Holloway coule à flots, à torrents même. En Klytämnestra, Violeta Urmana a plus que de beaux restes ; moins charismatique que Waltraud Meier, pour s’en tenir à la dernière décennie, quoique pertinente dans le personnage assez piteux que lui fait endosser Tcherniakov, mais d’un tout autre impact – celui d’un chant toujours châtié – dans cette tessiture.

A priori un luxe pour les quelques bribes d’Aegisth, John Daszak y est curieusement inconsistant, et Lauri Vasar ne marque pas davantage en – faux – Orest.

La fosse ne pallie guère, où un orchestre gris et terne (Philharmonisches Staatsorchester Hamburg) s’accorde à la battue trop objective, mais pas nécessairement analytique ou transparente, de Kent Nagano. Passé le deuxième tiers de la partition, un déclic se produit : le son enfin s’aiguise, qui tranche, claque, fouette la tragédie que la scène désamorce, en y insinuant des signes dérisoires de l’air du temps.

MEHDI MAHDAVI

PHOTO © MONIKA RITTERSHAUS

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