Comptes rendus Une expérience unique
Comptes rendus

Une expérience unique

26/02/2015

À quelques semaines d’intervalle, d’abord à Vienne dans la version italienne de 1762, puis à Bruxelles dans l’édition française de 1859, Romeo Castellucci a commémoré le tricentenaire de la naissance de Gluck, avec une mise en scène d’Orfeo ed Euridice comparable à nulle autre. À chaque fois, les spectateurs sont sortis bouleversés de la salle, immergés dans un torrent d’émotion comme on en vit très rarement à l’opéra.

98_compte_rendu_-_Orfeo_ed_EuridiceDans l’esprit de Romeo Castellucci, la musique de Parsifal s’était transmuée en images : il avait « vu la face immense du Philosophe, […] la danse d’un serpent albinos […], une forêt qui fondait comme neige au soleil […], des femmes liées et suspendues en l’air comme des objets de pure contemplation spirituelle, […] une ville renversée. » À tout cela, il avait donné une fascinante (ir)réalité, jusqu’à en saturer le plateau de la Monnaie de Bruxelles, en 2011, pour sa première incursion dans l’opéra.
En écoutant Orfeo ed Euridice de Gluck, le metteur en scène italien a d’emblée reçu le choc de la vision d’une jeune fille dans le coma, gisant sur un lit d’hôpital. Et ce « flash d’une précision extrême » est devenu une obsession. Il lui était toutefois inconcevable de faire semblant : une fausse chambre, un faux lit, le faux coma d’une chanteuse jouant un rôle. Non. Il lui fallait aller au-delà, pousser la porte, pénétrer dans l’inconnu. Et donc interroger des spécialistes, rencontrer des familles de patients. Trouver, dans le réel, la clé du mythe. Donner à voir les limbes dans lesquels s’enfoncent ces corps pour n’en plus jamais revenir. Et pourtant survivre, mieux, vivre.
Ce sont deux jeunes femmes, l’une à Vienne, l’autre à Bruxelles, dont l’existence a basculé dans ce « non-lieu ». Karin Anna Giselbrecht est tombée dans le coma le 11 février 2011. Elle est depuis dans un état de conscience minimal, réagit à certaines stimulations, et communique avec ses parents en clignant des yeux. Elle se destinait à une carrière de danseuse. Elle est Euridice. Prise d’un malaise le 18 janvier 2013, Els est atteinte du LIS (Locked-in-Syndrome), soit littéralement enfermée à l’intérieur d’elle-même. Elle voit, entend, ressent tout ce qui se passe autour d’elle, mais ne peut communiquer qu’en clignant des yeux. Elle a deux fils. Elle est Eurydice.
Durant le premier acte de l’opéra de Gluck, présenté aux Wiener Festwochen comme à Bruxelles sous la forme d’un diptyque – dans la version en italien de 1762 d’abord, puis dans la révision par Berlioz de la mouture parisienne de 1774 –, Romeo Castellucci projette leur histoire en caractères blancs sur un écran noir. Le plateau est nu, à l’exception d’une chaise et du micro devant lequel Orfeo/Orphée se tient immobile. Sa voix le lie à Karin Anna, ou Els, qui, depuis leur lit d’hôpital, écoutent la musique en direct, un casque sur les oreilles.
Au deuxième acte, Orfeo/Orphée part à la recherche de son épouse. À travers les images filmées en direct, sa quête devient la nôtre. Une grille, un parc, un couloir, une porte. Euridice/Eurydice est là. Oserons-nous la regarder, enfreindre l’interdit auquel le héros est soumis ? Comment plonger nos yeux dans les siens, une fois dissipé le flou protecteur – pour nous, plus que pour elle ? Instants fugaces, dès lors que la caméra tout sauf intrusive de Vincent Pinckaers effleure le grain de sa peau, telle une caresse.
Car la dramaturgie de Romeo Castellucci est à l’opposé du voyeurisme. Aurait-il simplement osé prendre le risque d’abolir la frontière entre la fiction et la réalité qui se nourrissent l’une l’autre dans une dynamique spéculaire, s’il n’avait éprouvé la nécessité d’une telle démarche avec une sincérité absolue ? Il ne s’agit plus de mettre en scène un opéra, encore moins d’élever le seul exploit technique – et c’en est un – au rang de performance artistique.
Le propos est bel et bien de partager une expérience intime du pouvoir de l’amour, dont la force donne à Euridice la voix, à la fois charnue et adamantine, de Christiane Karg – et à Eurydice, la pureté sans afféterie du timbre de Sabine Devieilhe –, puis fait naître, le temps d’un finale heureux, l’illusion idyllique d’un paradis antique. Avant que le retour dans la chambre de la patiente n’impose le silence.
À Vienne, un rare phénomène d’interdépendance entre images et musique aura créé les conditions d’une immersion totale dans l’émotion. Par la dimension organique de la direction de Jérémie Rhorer qui, à la tête de l’orchestre baroque B’Rock et du chœur Arnold Schoenberg, restitue l’unité de l’« azione ­teatrale » de Gluck. Mais, plus encore, grâce à la capacité de l’Orfeo de Bejun Mehta à rassembler ses outils expressifs en un centre de gravité à la fois puissamment ancré dans la corporalité tangible de l’ici et maintenant, et sublimé par un chant dont l’art suprême, allié à une couleur si personnelle, bouleverse.
À Bruxelles – et l’on regrette d’autant plus de l’écrire que la Monnaie est l’initiateur de ce projet sans précédent –, l’indispensable osmose est brisée, non seulement par le choix de la version révisée par Berlioz, dont l’air virtuose « Amour, viens rendre à mon âme » paraît incongru dans un tel contexte, mais aussi par la baguette d’Hervé Niquet. À l’exception de la parenthèse sensible de « J’ai perdu mon Eurydice », aria accompagnée, dans le noir complet, par les solistes du quatuor à cordes, la partition fait ainsi l’effet d’une bande sonore intrusive, étrangère donc à l’extrême pudeur de la réalisation visuelle.
Dès l’Ouverture, où il ne peut s’abstenir de ­surexposer les vents en déroute de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, le chef français prive la musique de sa respiration naturelle, en adoptant des tempi dont la célérité confine à l’absurde, sans pour autant générer une quelconque urgence dramatique, qui serait d’ailleurs hors de propos. L’éloquence de Stéphanie d’Oustrac s’en trouve contrainte. D’autant que la tessiture d’Orphée atténue la projection svelte et veloutée d’une ligne supérieurement modulée.
Mais par-delà ces réserves, qui auraient peut-être moins entravé notre réceptivité si nous avions ­assisté à la seule mouture bruxelloise, le choc ­ressenti face à un premier volet singulièrement abouti était si intense, et son empreinte si profonde, que le second pouvait difficilement s’y superposer.

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