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Teresa Berganza :  « J’ai eu trois passions dans ma vie : mes parents, mes enfants, et ma voix »

13/05/2022
© Lelli e Masotti/Teatro alla Scala

En hommage à Teresa Berganza, disparue le vendredi 13 mai, nous republions l’interview que la légendaire mezzo-soprano espagnole avait accordée à Opéra Magazine, lors de son passage à Paris, en février 2010, alors qu’elle se rendait à Clermont-Ferrand pour préparer Così fan tutte de Mozart avec les lauréats du Concours international de chant.

Êtes-vous toujours une fervente spectatrice d’opéra ?

Chaque fois que j’en ai la possibilité, j’y vais, mais souvent je suis effrayée. Lorsque j’ai vu L’Italiana in Algeri au Teatro Real de Madrid, j’en suis sortie furieuse ; c’était une horreur, la mise en scène, les chanteurs… tout était atroce ; j’étais épouvantée de ce qu’on avait fait subir à mon Rossini ! J’ai aussi assisté à un Barbiere di Siviglia qui se passait dans la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle, avec son immense encensoir qui se balançait, ça n’était pas possible ! Les gens ne connaissent plus rien et ne respectent plus rien aujourd’hui. C’est comme ce terrifiant Ballo in maschera monté par Calixto Bieito ! Et je ne vous parlerai pas de la récente Carmen qui a ouvert la saison de la Scala de Milan et qui a été diffusée à la télévision…

Réagissez-vous en tant que chanteuse ?

Je suis avant tout une musicienne, et pas seulement une cantatrice ; sans doute est-ce pour cela que j’ai l’esprit déformé ! À l’opéra, au concert, j’entends tout, je vois tout. Je n’ai jamais rien écrit, mais j’ai étudié la composition et je suis capable de lire une partition dans ses moindres détails. Je ne me fais pas d’illusion, je suis d’une autre époque ; la mienne, c’est celle des Victoria de los Angeles, Elisabeth Söderström, Birgit Nilsson, Elisabeth Schwarzkopf…

Teresa Berganza © DR

Mais vous vous tenez au courant, et vous semblez ne rien ignorer de la vie actuelle…

Je lis énormément, pour savoir dans quel monde je vis. Mais je me rends compte qu’à l’opéra, aujourd’hui, les vrais protagonistes, ce sont les metteurs en scène. On s’aperçoit vite que, la plupart du temps, ils n’ont qu’une idée en tête : changer et modifier systématiquement les œuvres auxquelles ils s’attaquent, avant tout pour ne pas faire la même chose que les autres et provoquer un scandale. Bon nombre d’entre eux n’ont pas l’intelligence des vrais artistes, ceux qui respectent ce qu’ont voulu le compositeur et le librettiste ; ils n’ont pas non plus le désir d’aller vers la plus grande beauté. C’est grave pour le public, et surtout pour les jeunes, qui devraient découvrir l’opéra dans toute sa pureté.

Qu’entendez-vous par là ?

L’opéra, c’est l’amalgame de plusieurs facteurs, dont l’Histoire, et l’Histoire, on n’y touche pas ! Louis XIV, c’est Louis XIV et ça doit rester Louis XIV. L’un des problèmes majeurs, il me semble, c’est qu’on manque de compositeurs écrivant sur des livrets contemporains, et dans le langage d’aujourd’hui. Vous croyez que ma petite-fille, quand elle me raconte ses amours, me parle comme une demoiselle du XVIIIe siècle ? Les poèmes qu’a écrits Da Ponte pour Mozart sont géniaux, mais de nos jours on ne s’exprime plus comme ça, alors pourquoi vouloir à tout prix faire des transpositions ?

Vous souffrez, mais malgré tout, vous persistez !

Je souffre souvent, c’est vrai, mais je continue à aller à l’opéra, même si quelquefois, je pars à l’entracte ! J’ai de bonnes surprises, je l’avoue. J’ai ainsi vu au Teatro Real, une magnifique Jenufa. C’est Anja Silja qui jouait Kostelnicka, quelle actrice, quelle force dans son interprétation ! Elle m’a dit après : « Chaque fois que je chante, j’en suis malade ! » La scène au cours de laquelle elle décide de noyer l’enfant, j’en avais la chair de poule… Et quel opéra ! J’aurais bien voulu avoir la voix pour tenir un rôle pareil…

Vous êtes une fidèle du Concours international de chant de Clermont-Ferrand…

Ce qui s’y passe est très intéressant. Ils n’ont pas beaucoup de moyens, mais Pierre Thirion-Vallet est un garçon délicieux, un amour et un formidable organisateur, de ceux que l’on aimerait avoir toujours près de soi ! Les participants ne sont pas exactement des débutants, ils viennent tout juste de commencer leur carrière. L’intérêt de ce concours, c’est que les lauréats ne gagnent pas d’argent mais des engagements sur deux saisons. En 2007, nous avons monté une adaptation de Carmen ; j’ai travaillé plus de dix jours avec les chanteurs.

Faites-vous des découvertes ?

Bien sûr ! Anna Kasyan, par exemple, qui a concouru pour les Victoires de la Musique classique 2010 dans la catégorie « Révélation lyrique », et qui a déjà participé à de nombreuses compétitions internationales, où elle a été récompensée : Pampelune, Munich, Genève, le Concours Vibrarte… À Clermont-Ferrand, elle a fait partie des vainqueurs de l’édition 2009, et elle sera Fiordiligi dans le Così fan tutte que nous préparons. C’est pour cela que je vais m’installer à Clermont-Ferrand pendant un mois et demi. J’aime beaucoup cette ville, même si je suis amoureuse folle de Paris !

Quand avez-vous commencé à enseigner ?

J’ai commencé à donner des master classes lorsque j’ai arrêté de chanter. J’étais à Santander pour un récital, et ma voix n’est pas sortie ; au même moment, j’ai appris que ma fille, qui avait des problèmes de santé, venait d’entrer en salle d’opération. Je me suis dit : « Bon, maintenant, tu arrêtes. » Je suis toujours très expéditive dans mes décisions ! Je n’ai jamais été une vedette médiatique, et je n’ai jamais cherché à l’être. Je ne me produisais que lorsque je me sentais bien, lorsque j’étais heureuse et au mieux de ma forme. Quand j’ai cessé, j’ai pensé que j’allais sombrer dans la dépression, mais pas du tout. Maintenant, je chante quand je veux, chez moi ; la scène, les applaudissements ne me manquent pas. Rien ne me manque. Et ma voix est là ! L’autre jour, j’ai réussi un si bémol ; après cinquante-deux années de carrière, ce n’est pas mal, non ?

De toute évidence, cette activité vous passionne puisqu’en 2008 et 2009, vous avez également donné des master classes à la Villa Viardot, dans le cadre du Festival de Bougival et des Côteaux de Seine, et que vous vous apprêtez à recommencer

On peut apporter tellement aux jeunes, compte tenu de l’expérience que l’on a ; on peut leur dire : « Fais ceci, ne fais pas ça. » Les belles voix n’ont pas disparu, loin de là, mais j’ai l’impression de rencontrer de moins en moins de musiciens et d’artistes. À force de vouloir amener l’opéra dans les stades et des lieux de ce genre, on fait croire aux gens que c’est facile de chanter ! Mais il ne suffit pas d’avoir une voix, il faut une sensibilité, de l’intelligence, une bonne connaissance des partitions, et énormément de travail. Décortiquer une partition, justement, voilà ce qu’on peut faire avec des jeunes.

Teresa Berganza en récital, le 19 décembre 1988, à la Scala de Milan © Lelli e Masotti/Teatro alla Scala

L’enseignement du chant a toujours été un problème…

Un vrai problème, qui peut conduire à de graves erreurs de tessiture et de répertoire. J’ai vu des enseignants faire travailler une soprano lyrique qui n’avait pas d’aigu et qui était en fait une mezzo, et une jeune fille m’a assuré qu’elle était mezzo alors qu’elle atteignait le contre-fa ! J’ai entendu des voix abîmées, des gens qui avaient des nodules, comme cette élève qui avait étudié en Italie et à laquelle on avait fait croire qu’elle était soprano dramatique ; nous avons travaillé progressivement sur le centre de sa voix – elle était en fait mezzo léger –, et le nodule est parti. Sans parler de ceux ou celles qui écoutent des disques et essaient d’imiter ce qu’ils entendent. « Vous avez écouté qui, vous ? Mirella Freni ? Eh bien, je peux vous dire que vous l’avez mal écoutée ! » À mon époque, on connaissait parfaitement sa tessiture ; aujourd’hui, certains ne comprennent pas que pour progresser et aller loin dans ce métier, il faut avoir des bases solides et une technique irréprochable.

Avez-vous parfois douté de votre voix ?

Jamais ! Je n’ai jamais douté non plus de mon répertoire. J’ai eu trois passions dans ma vie : mes parents, mes enfants, et ma voix. Et j’apprends encore tous les jours. Il n’y a pas longtemps, j’ai découvert un air merveilleux de Vivaldi. Il faudrait avoir quatre vies pour chanter tout ce que l’on aime !

Vous n’avez donc jamais connu de difficultés vocales ?

Dans ma jeunesse, j’ai été membre d’un chœur, et le danger, dans une formation de ce type, c’est de chanter trop fort. J’ai eu tendance à forcer dans le médium, mais mon professeur m’a alertée tout de suite. Heureusement, la couleur était toujours là. Je dois tout à Lola Rodriguez Aragon. Elle a amené ma voix vers l’aigu après en avoir assuré le centre, elle m’a appris à respirer ; elle me faisait allonger par terre avec des livres posés sur ma poitrine, je les voyais qui montaient et descendaient. Lorsque je faisais la même chose à la maison, ma mère me disait que j’étais folle !

Comment êtes-vous venue au chant ?

Je faisais du piano, de l’orgue, et j’ai pensé, à un moment, que si je devais accompagner des chanteurs, il fallait savoir comment on chante. J’ai pris conseil auprès d’un professeur ; elle m’a écoutée, et aussitôt m’a prédit : « Toi, tu vas faire quelque chose. » Jusque-là, il m’arrivait de fredonner pendant que mon père était au piano, rien de plus. Le coup de foudre a été immédiat.

Vous avez essentiellement étudié dans votre pays. Peut-on parler d’une école espagnole de chant ?

Mon professeur a toujours suivi les préceptes des Garcia : Manuel, le père ; Manuel, son fils, auteur d’un traité très célèbre ; et Pauline Viardot, sa fille. Les exercices que celle-ci préconisait sont terriblement ardus, elle devait avoir une technique exceptionnelle. Les premiers airs que j’ai étudiés ont été « O del mio dolce ardor » de Gluck, pour faire travailler le médium en cherchant les couleurs les plus belles, et le « Voi che sapete » de Cherubino. Lola Rodriguez Aragon me disait : « Ta voix, c’est comme un instrument, elle doit être homogène sur toute son étendue, de la note la plus grave à la plus aiguë. »

Teresa Berganza dans Carmen © DR

A-t-elle été votre seul professeur ?

Oui. Je l’ai consultée jusqu’à la fin de sa vie. Pendant que je préparais Carmen, je l’ai appelée, j’avais un problème à résoudre. Elle m’a répondu : « Mais tu es Teresa Berganza, tu dois savoir ce que tu as à faire ! Je vais juste te donner un dernier conseil ; si tu te sens fatiguée, chante avec les consonnes, les r. » Elle recommandait aussi de sourire, ce qu’elle appelait « le sourire de la Joconde » ; moi, je préfère dire « le sourire de Bouddha ». C’est vrai que lorsqu’on sourit, on est déjà dans la bonne position, les yeux, les pommettes s’ouvrent. Tout le corps s’engage dans le chant. À une autre époque, j’aurais ajouté « l’âme », mais je ne le dis plus.

Parce que votre regard sur la religion a changé ?

Avec tout ce qui se passe dans l’Église, c’est dur de conserver la foi de sa jeunesse. Pourtant, à 17 ans, j’ai failli me faire religieuse, chez les Clarisses de l’Ordre de saint François. Je les accompagnais à l’orgue, je leur apprenais à bien interpréter le grégorien, et j’aurais aimé rester dans leur couvent. J’avais dit à mes parents que je partais en vacances chez une amie… Quand mon père l’a appris, il est venu me chercher en prétextant que j’étais trop jeune pour prendre le voile. Un peu plus tard, je suis tombée amoureuse d’un homme qui avait l’âge de Papa et un cabriolet rouge ; je me croyais à Hollywood ! Je raconterai tout cela dans un livre, un jour, vous verrez ; je parlerai de la chanteuse, mais aussi de la femme.

À vos débuts, vous avez beaucoup pratiqué le lied, ce qui peut sembler surprenant…

J’avais reçu une bourse pour partir à Salzbourg, et j’ai vite compris que je n’apprendrais pas grand-chose là-bas. Mais j’ai travaillé Bach et Mozart avec Paul von Schilhawsky. Lorsque le directeur du Mozarteum m’a entendue et m’a demandé où j’avais étudié, j’ai répondu : « En Espagne », et il a eu l’air tout étonné. Mais Lola Rodriguez Aragon avait été l’élève d’Elisabeth Schumann, qui connaissait parfaitement le lied, et elle m’a transmis son savoir. Lorsque j’ai enregistré Le nozze di Figaro sous la direction d’Otto Klemperer, il m’a félicitée pour mon style ; et quand il a su le nom de mon professeur, il s’est exclamé : « Mais c’était une élève de Schumann ! » Il paraît qu’il avait été très amoureux de cette cantatrice… À cette époque, il était âgé et très malade, et quelquefois Daniel Barenboim venait à la rescousse. Klemperer projetait d’enregistrer Carmen avec moi, et j’ai pensé : « Mon Dieu, avec sa lenteur… les exercices que j’ai faits vont m’être bien utiles ! »

À la fin de vos études, quelles perspectives aviez-vous en Espagne ?

Je n’avais pas la moindre possibilité, rien. La politique jouait un rôle énorme dans le pays, en ce temps-là. Je n’ai jamais eu de sympathie pour le régime franquiste. Mon père était socialiste, on l’a même mis en prison pour ça. Est-ce pour cela qu’on ne m’invitait pas et qu’on ne me proposait rien ? Je ne sais pas. Je suis donc allée faire carrière ailleurs. Je suis une émigrante, mais une émigrante de luxe.

Votre renommée s’est rapidement développée…

Vous savez, je ne me suis jamais dit : « Tu vas être pianiste, organiste, ou compositeur. » Je me suis contentée d’étudier. Jusqu’au jour où je me suis retrouvée devant un public, en train de chanter. Le grand chef d’orchestre Ataulfo Argenta m’avait entendue dans un petit solo, lorsque j’étais membre d’un chœur. Dès 1953, j’ai commencé à enregistrer des zarzuelas. 1957 a été une année décisive. J’ai donné des récitals à Madrid, avec des mélodies de Montsalvatge, Turina, Falla, j’étais sur un nuage ! Des propositions sont venues du Canada, de France, de Grande-Bretagne ; je les ai refusées, pour partir en Italie. J’y ai effectué une tournée, pour les Jeunesses Musicales. Je venais de rencontrer Ada Finzi, qui est restée mon agent jusqu’à sa disparition, et tout s’est enchaîné assez vite, entre mai et décembre : Don Quichotte de Massenet, Dido and Aeneas de Purcell, La vida breve, tout cela à la RAI, et aussi L’Italiana in Algeri, qui a été tournée pour la télévision. Je n’avais encore jamais mis les pieds dans un studio, nous nous sommes follement amusés, avec Sesto Bruscantini, entre autres. C’est aussi cette même année que je me suis mariée… Lorsque Ada m’a demandé si je voulais interpréter Isolier dans Le Comte Ory de Rossini, à la Piccola Scala, en janvier 1958, je me suis demandé si je ne rêvais pas…

Teresa Berganza dans Così fan Tutte, le 28 mars 1961, à la Scala de Milan © Erio Piccagliani/Teatro alla Scala

1957 est également l’année de vos débuts au Festival d’Aix-en-Provence, en Dorabella dans Così fan tutte

Gabriel Dussurget demandait souvent à mon professeur si elle pouvait lui recommander certains de ses élèves. Il cherchait une Dorabella, et elle lui avait suggéré une mezzo qui ne correspondait pas à ce qu’il souhaitait. Elle m’a alors dit : « Tu pars à Paris. » Nous avions rendez-vous au Bar des Théâtres, un restaurant en face du Théâtre des Champs-Élysées. Dussurget m’a tout de suite impressionnée, très élégant, très chic. Nous avons traversé la rue pour aller dans la salle. Irène Aïtoff s’est mise au piano, et j’ai chanté Rosina, Cenerentola, et bien sûr Dorabella. Il m’a aussitôt engagée.

Vous n’aviez jamais fait de théâtre ?

Non, je n’avais donné que des concerts. J’ai beaucoup répété seule avec Hans Rosbaud. Comme partenaires, j’avais Luigi Alva, Teresa Stich-Randall, Rolando Panerai… J’étais heureuse, j’avais enfin découvert le théâtre ! Aix, dans ces années, c’était formidable ; il y avait énormément de monde, les gens venaient nous demander des autographes… Nous nous amusions beaucoup. Un jour, quelqu’un a dit à mes camarades : « Arrêtez de faire rire mademoiselle Berganza », et Alva a rétorqué : « Mais c’est elle qui nous fait rire ! » Les metteurs en scène étaient épatants, et les chefs d’orchestre encore plus ; ce sont eux, d’ailleurs, qui avaient l’autorité la plus grande, ce qui me paraît normal. C’était pareil à Salzbourg. Un jour, dans Le nozze di Figaro, Jean-Pierre Ponnelle, qui était pourtant génial, m’avait placée au fond de la scène, mais Herbert von Karajan lui a fait remarquer que j’étais trop loin, et c’est lui qui a eu gain de cause.

C’est à Aix, n’est-ce pas, que vous avez rencontré Carlo Maria Giulini…

C’était un musicien merveilleux, et tellement beau ! Il était toujours avec sa femme Marcella, qu’il adorait. Lorsqu’elle nous a quittés, il est devenu très triste, au point de se demander pourquoi il faisait ce métier. Il était aussi très croyant, comme moi à l’époque.

N’avez-vous jamais eu de conflit avec les metteurs en scène ?

Très rarement. Une fois, à la Scala, pour un Così fan tutte, avec quelqu’un dont ce n’est même pas la peine de dire le nom. Dès la première répétition, j’ai compris que ça n’irait pas ; il a voulu m’obliger à faire des choses qui ne me plaisaient pas, alors je suis partie, j’ai pris le tramway, je suis rentrée à l’hôtel et le lendemain, j’ai quitté Milan après avoir obtenu un certificat médical. Jamais je n’aurais accepté des idées qui allaient contre la musique, et même contre la culture. Quand je parle de ça, je deviens vampire ! Mais je comprends qu’aujourd’hui, les jeunes artistes aient du mal à dire « non ». Giorgio Strehler, par exemple, n’était pas un homme facile mais, comme Ponnelle ou Piero Faggioni, il connaissait à fond la technique théâtrale. Parfois, il faut savoir contourner l’obstacle. Pour le gala d’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1989, Bob Wilson voulait certains gestes qui ne me convenaient pas ; je n’ai rien dit, mais une fois sur le plateau, je me suis bien gardée de les faire, je lui ai dit que j’avais oublié !

Vous avez chanté Carmen au Palais Omnisports de Bercy en 1989. N’avez-vous pas trop souffert dans un tel lieu ?

Au départ, j’avais très peur de ce rôle, on me l’avait souvent proposé, mais j’ai attendu 1977 pour m’y mettre. Lorsqu’on m’a sollicitée pour Bercy, j’ai hésité, je m’étais toujours dit que je ne me produirais jamais dans un endroit pareil. Vous savez, ceux qui chantent l’opéra dans les stades disent que c’est pour apporter l’art lyrique au plus grand nombre, mais c’est aussi parce que ça leur rapporte beaucoup d’argent ! À Bercy, il y avait quatre Carmen, et quatre Don José. J’ai parlé avec Pier Luigi Pizzi, il m’a expliqué son projet, et m’a convaincue. Bien entendu, j’avais un micro. Tout le monde autour de moi pensait : « Elle ne va pas rester. » Mais si, je suis restée ! Et j’y ai pris un grand plaisir, tellement le spectacle était beau. Je me croyais vraiment sur une place de Séville, avec des gitans, des chevaux andalous, des danseurs… Ce fut ma seule expérience dans ce genre ; j’ai souvent refusé les Arènes de Vérone, et je n’ai accepté Bercy que parce que c’était Pizzi.

Teresa Berganza dans Il barbiere di Siviglia, le 9 décembre 1969, à la Scala de Milan © Erio Piccagliani/ Teatro alla Scala

Lorsque vous avez enregistré Il barbiere di Siviglia sous la baguette de Claudio Abbado, avez-vous pensé ouvrir une nouvelle voie au chant rossinien ?

Certainement pas. En fait, dans ma jeunesse, j’avais étudié les opéras de Rossini avec les vieilles éditions Ricordi, achetées en Espagne, qui coûtaient d’ailleurs très cher. Et je peux vous assurer que je n’ai rien utilisé d’autre, que ce soit avec Giulini ou avec Abbado ! Pour le rondo final de La Cenerentola, Charles Mackerras avait imaginé de nouveaux ornements très acrobatiques ; j’avais l’impression, en les travaillant, d’être une machine ! Je lui ai dit franchement : « Sir Charles, je n’aime pas ça. » Je savais déjà que, pendant les représentations, je ne les ferais pas. Lorsque je suis sortie de scène, il me l’a fait remarquer : « Teresa, vous n’avez pas chanté les embellissements que je vous avais écrits. » Sans me démonter, j’ai répondu : « Mais, Maestro, hier soir j’ai reçu un coup de téléphone de Rossini, qui m’a demandé de m’en tenir à ce que lui avait écrit, alors je lui ai obéi ! »

Finalement, vous avez été une artiste comblée…

C’est une vie très difficile, car il faut toujours être à 100 % de ses capacités pour ne pas décevoir le public. Mais j’ai eu tout ce qu’une cantatrice peut souhaiter, je ne pouvais rien demander de plus !

Propos recueillis par MICHEL PAROUTY

Entretien réalisé le 5 février 2010, et publié dans le n°50 d’Opéra Magazine (avril 2010).

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