Sibyl Sanderson en Phryné (1893). © DR

Après en avoir gravé, il y a deux mois, la première intégrale en studio, avec les récitatifs chantés de Messager à la place des dialogues parlés de la création (Salle Favart, 24 mai 1893), le Palazzetto Bru Zane avait prévu de ressusciter cet « opéra-comique » de la maturité de Saint-Saëns à l’Auditorium du Louvre, le 24 juin. Le concert parisien a finalement été annulé, pour cause de pandémie, mais Phryné retrouvera quand même un public, le 3 juillet, à l’Opéra de Rouen Normandie, avec l’équipe de l’enregistrement, emmenée par Hervé Niquet. L’occasion de découvrir une œuvre brève, pleine de vie, tantôt canaille, tantôt poétique, qui amusa autant son auteur que le public de l’époque.

Saint-Saëns aura marqué l’année 1893 d’un coup de patte malicieux en offrant, avec Phryné, un démenti aux longues oreilles qui, six mois après l’entrée plus que tardive de Samson et Dalila (Weimar, 1877) au répertoire de l’Opéra de Paris, ne l’attendaient pas sur le terrain de la légèreté et de la sensualité. Fort applaudis, Salle Favart, le 24 mai, ces deux actes bien enlevés allaient conserver longtemps la faveur du public (1). On dut en causer dans les dîners en ville ; les barbons saluaient « une éclatante revanche de la musique française sur la musique allemande », tandis que le critique wagnérien Henry Bauër, encore sous le coup de la création parisienne de Die Walküre, le 12 mai, ne voulait voir dans la partition de Phryné (« vieillotte, volontairement démodée ») qu’une « intention rétrograde et une humeur de dépit ».

Perspicace, certes, le journaliste avait tort de jeter Phryné avec l’eau de son bain. La vérité est entre les deux… ou à côté. Car l’histoire se joue au nez et à la barbe de contemporains et vire de bord tandis qu’on tente d’en faire observer les prétendus impératifs. En témoigne – entre les succès antinomiques ou complémentaires de Die Walküre et de Phryné – le faible écho que la presse concéda à l’unique représentation, le 17 mai, au Théâtre des Bouffes-Parisiens, du nouveau drame de Maurice Maeterlinck : Pelléas et Mélisande. Debussy, qui mettait alors la dernière main au Prélude à l’après-midi d’un faune, s’empressa d’obtenir l’autorisation du poète belge. Il se lança fiévreusement dans la composition sur le texte même de la pièce, réalisant ce qu’avait tenté et annoncé Gounod, en 1874 (préface à George Dandin) : « La variété infinie des périodes, en prose, ouvre devant le musicien un horizon tout neuf. » C’est à Massenet, plus rapide que Debussy, qu’il appartiendra de signer, à l’automne 1893, avec La Navarraise, le premier opéra naturaliste français sur un livret en prose.

Massenet, justement. Cette année 1893 avait mal commencé pour lui : la première française de Werther (Vienne, 1892) avait été froidement reçue, le 16 janvier, à l’Opéra-Comique ; Kassya de Delibes, complétée par ses soins, ne survécut guère à sa création, le 25 mars, sur cette même scène. Et Thaïs, tout juste achevée, aurait dû y être représentée, en 1894. Las, son interprète désignée, Sibyl Sanderson, avait signé un contrat avec l’Opéra. Incertain que cette « comédie lyrique », conçue pour l’intimité de la Salle Favart, convienne au cadre et au public du Palais Garnier, Massenet dut encaisser nerveusement la création, quasi impromptue, de Phryné, à l’Opéra-Comique, avec Sibyl Sanderson dans le rôle d’une courtisane historique, dont Anatole France avait pu s’inspirer pour étoffer la sienne, plus vantée pour sa conversion que pour la puissance de ses charmes.

Vaine inquiétude, car l’héroïne de Saint-Saëns aurait pu prétendre à un prix de vertu… Assez loin, donc, de l’original célèbre pour sa beauté et la légèreté de ses mœurs, qui vécut à Athènes (ou à Mégare ?), au IVe siècle avant notre ère, et laissa dans la mémoire collective des traces assez profondes pour fleurir et fructifier dans les rayons de la légende.

Tout ce qu’on sait de Phryné repose sur des allusions glissées, çà et là, dans des compilations postérieures de plusieurs siècles. Née à Thespies, en Béotie, ses parents l’auraient nommée Mnésareté (« Celle qui se souvient de la vertu ») ; elle vendait des câpres et jouait de la flûte avant de devenir l’une des hétaïres les plus recherchées d’Athènes. Son teint jaunâtre, selon Lucien de Samothrace, lui valut le sobriquet de Phryné (le « Crapaud », en grec ancien), sous lequel elle est passée à la postérité. Mais son habileté à viser les plus grosses fortunes la fit aussi appeler le « Crible ». S’il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches, le poète comique Machon lui accordait d’exiger, selon son caprice, jusqu’à une mine (430 grammes d’argent) pour une nuit… Aristophane avance le prix de 10 000 drachmes. Sans plus de preuves, naturellement. Plus riche bientôt que ses clients les plus aisés, elle aurait offert, après la destruction de Thèbes par Alexandre le Grand, de rebâtir les murailles de la ville. Elle y mit comme seule condition qu’on inscrive sur la porte principale : « Ce qu’Alexandre détruisit, Phryné, l’hétaïre, l’a relevé. » Un geste généreux qui ne lui coûta que de l’imaginer, puisque les Thébains, indignés, refusèrent.

Lire la suite dans Opéra Magazine numéro 173

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