Entretien du mois Antonio Pappano :  « Turandot n’est pas u...
Entretien du mois

Antonio Pappano :  « Turandot n’est pas un opéra, mais une fable, une forme de rituel »

02/02/2023
© Musacchio & Ianniello

Directeur musical du Covent Garden de Londres et de l’orchestre de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, c’est avec le second que le chef britannique a enregistré l’intégrale d’opéra la plus attendue de ce début d’année : Turandot, le chef-d’œuvre inachevé de Puccini, avec le finale original d’Alfano et une distribution particulièrement alléchante, réunissant Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann, Ermonela Jaho, Michele Pertusi et… Michael Spyres ! Sortie annoncée chez Warner Classics, le 10 mars, jour de la première d’une série de représentations qu’Antonio Pappano dirige au Royal Opera House, dans la reprise de la mise en scène d’Andrei Serban, avec une autre équipe de chanteurs.

La façon dont vous exercez votre métier dresse de vous le portrait d’un chef « à l’ancienne » : vous êtes à la tête de deux orchestres (Covent Garden de Londres et Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome), auxquels vous êtes très dévoué ; vous enregistrez en studio des piliers du répertoire lyrique qui ne l’ont pas été depuis longtemps, sans doute parce que tout le monde considère qu’en la matière, les références du passé sont inégalables… Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

Tout d’abord, je n’avais aucune idée que je voulais faire ce métier. Mais en travaillant quinze ans dans une maison d’opéra comme répétiteur – après avoir accompagné les étudiants de mon père, qui était professeur de chant, pendant douze ans –, j’ai côtoyé des chefs d’orchestre. Et gravir tous les échelons du système opératique, en passant par New York (City Opera), San Diego, Francfort et Bayreuth, apparaît déjà comme une manière « à l’ancienne » d’y parvenir. C’était inscrit, dès le début, dans le projet de ma vie. Mais le fait que je sois resté si fidèle, et que les institutions avec lesquelles je collabore le soient envers moi – ce qui est peut-être encore plus important –, est inhabituel aujourd’hui. Devenir un bon chef d’orchestre demande du temps, beaucoup de temps. Être invité une première fois est, en quelque sorte, la partie la plus facile : le tout est de réussir à se faire réinviter. Ce sont des étapes nécessaires. Mais pour passer au niveau supérieur, il faut être directeur musical, pendant au moins huit, et même dix ans, pour pouvoir dire qu’on a accompli quelque chose. Ensemble – avec l’institution, l’orchestre, le chœur, les metteurs en scène à l’opéra –, nous bâtissons une bibliothèque d’information. Pas seulement technique, je l’espère, mais aussi émotionnelle, car c’est bien ce dont il s’agit au théâtre. Ceci m’a conduit à créer, y compris avec mon orchestre symphonique, ces relations au long cours, qui ont été bénéfiques pour les deux parties : tant pour mon développement que pour celui de la Monnaie de Bruxelles, puis du Covent Garden, même si ces deux maisons sont complètement différentes. Bientôt dix-huit ans avec l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, ce n’est pas mal. Et quand je quitterai le Royal Opera House, en 2024, j’y aurai passé vingt-deux ans ! C’est beaucoup de temps, d’opéras, de symphonies, mais une formidable entente s’est construite. Nous sommes sur la même longueur d’onde, pas en train de lutter les uns contre les autres. J’ai occupé trois postes, avec un point de vue précis, et des choix de répertoire très éclectiques. Il est intéressant que l’Accademia di Santa Cecilia ait participé, au cours de son histoire, à de grands enregistrements d’opéra, et je suis très fier que la formation ait renoué avec cette tradition. Si l’on considère que les références du passé sont inégalables, eh bien, on ne fait plus rien ! Il est essentiel que nous représentions l’époque dans laquelle nous vivons. Attention, je ne cherche pas à justifier par avance la distribution de Turandot, même si elle est vraiment merveilleuse ! L’orchestre est plein de couleurs, d’énergie, et de dramaturgie – dans cette pièce qui n’est pas un opéra, mais une fable, une forme de rituel : c’est le seul opéra choral que Puccini ait écrit. Je ne crois pas que nous devions rester figés dans le respect du passé. J’écoute les vieux enregistrements autant que n’importe qui d’autre, et je les adore, comme cet abandon, cette liberté qu’on y entend – et que je cherche à atteindre, mais d’une façon différente.


© Musacchio, Ianniello & Pasqualini

Il est plutôt paradoxal que vous ayez réalisé la plupart de vos enregistrements avec des orchestres symphoniques…

Et très peu avec l’orchestre du Covent Garden. C’est généralement dû à un problème de budget, ou de planning.

Qu’est-ce qu’un orchestre symphonique apporte à l’opéra ?

Il a, par nature, un côté plus extraverti : en somme, il montre davantage les muscles ! Avec une formation lyrique, il faut toujours retenir le son, pour que les chanteurs puissent passer la rampe. Dans un enregistrement d’opéra, je ne pratique pas la dynamique de la fosse, cette manière de faire de la musique comme du sexe sans risque, parce que cela la prive de drame. Au théâtre, je peux atteindre mon but, parce que beaucoup d’autres éléments permettent de faire diversion : la dimension visuelle, par exemple. Pour moi, l’orchestre symphonique est une toile blanche. Et je joue davantage le rôle, non seulement du chef, mais aussi du metteur en scène. Je suis très impliqué dans l’expression de ce que font les chanteurs. Enregistrer de l’opéra a été très formateur pour l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia. Ses musiciens ont le genre dans leur ADN, mais peu d’entre eux en ont joué à un niveau constant, et même quasiment pas pour les plus jeunes, qui sont nombreux. J’ai pensé qu’il était de mon devoir – et j’en ai saisi l’opportunité avec les enregistrements d’Aida ou de Turandot, mais aussi des œuvres sacrées de Rossini et Verdi – de leur montrer ce qu’était leur patrimoine, et d’où ils viennent vraiment, en dehors de Monteverdi, Gesualdo ou Vivaldi. Pour obtenir, grâce à ce sentiment théâtral, la riche palette de couleurs avec laquelle je peux peindre. Il ne fait aucun doute que les orchestres lyriques sont plus flexibles, qu’ils écoutent davantage les chanteurs. C’est donc un processus d’apprentissage pour tout le monde, et au cours des dix-huit dernières années, j’ai travaillé très dur pour que les instrumentistes de l’Accademia écoutent les mots, le phrasé – et ce, quelle que soit la langue.

Vous sentez-vous privilégié de pouvoir, aujourd’hui, faire ces grands enregistrements d’opéra ?

C’est un miracle ! Et je me dois de remercier la firme Warner Classics & Erato et son président, Alain Lanceron. Aida et Turandot sont deux titres très populaires, donc particulièrement difficiles à faire, notamment à cause de toutes les grandes versions emblématiques du passé. Très risqués, mais potentiellement très profitables… Et, entre les deux, j’ai enregistré l’Otello de Verdi pour Sony Classical. J’ai vraiment beaucoup de chance !

Dans votre précédent entretien accordé à Opéra Magazine, en 2010, vous disiez vouloir faire Turandot « au disque seulement ». Or, vous vous apprêtez à la diriger au Covent Garden, en mars prochain (1). Avez-vous changé d’avis sur l’œuvre ?

Pas vraiment sur la dramaturgie, qui est bien moins intéressante que dans Tosca, Madama Butterfly et La fanciulla del West. Mais les richesses de la pièce sont ailleurs. Comme La fanciulla del West, la partition présente tous les développements de l’orchestration que Richard Strauss, Debussy, Stravinsky, Bartok apportaient au monde. Leur influence sur Puccini s’entend parfois de façon évidente, mais le compositeur avait vraiment cette capacité à toujours faire sonner sa musique « comme du Puccini ». À présent que j’ai vu ses richesses, je sais comment faire fonctionner Turandot de mon point de vue. Je n’ai aucune envie de paraître snob. Nous sommes sur cette planète pour apprendre quelque chose. Nous avons des opinions, et parfois nous changeons d’avis. Mais il faut trouver une bonne raison pour cela. En l’occurrence, c’est le cas ! Bien sûr, comme avec n’importe quel autre opéra, tout dépend qui chante. On ne dirige pas dans le vide, pour s’émerveiller des sonorités XXe siècle de la partition. Il s’agit de faire converger tous les éléments. La production du Covent Garden, réalisée par Andrei Serban, est assez ancienne, et cette reprise devrait être la dernière. Elle fait un peu son âge, mais elle fonctionne encore. Et nous partirons avec elle en tournée au Japon, en 2024.

Turandot est-il le dernier opéra de la grande tradition italienne ?

Oui, mais c’est aussi un pas dans une tout autre direction. Puccini a toujours procédé de cette manière. La Bohème ne pouvait qu’être différente de Manon Lescaut, et Madama Butterfly de Tosca. Sans parler de La fanciulla del West et La rondine. Les lieux de l’action – Paris, Rome, le Japon, le Far West, la Chine légendaire – provoquent, à chaque fois, une réinvention de sa part. Qui sait ce qu’il aurait fait après Turandot ? Même s’il est courant de rabaisser Puccini, à cause de sa grande popularité auprès du public, c’était un musicien très intelligent, très conscient des avancées de son temps. Il connaissait les œuvres de Wagner, Salome… Et Aida, la partition la plus novatrice de Verdi, où ce dernier prend de nouvelles directions, afin de saisir l’atmosphère du lieu de l’action, a été une grande leçon pour lui. Après la procession qui suit la mort de Liù arrive le duo, incomplet, entre Turandot et Calaf. Pourquoi incomplet ? Certes, Puccini était très malade – et il a succombé à son cancer de la gorge, à Bruxelles. Mais il était aussi très lent. Et il avait un problème : il fallait que l’opéra s’achève sur un duo d’amour, dans lequel l’héroïne devait se purifier – en d’autres termes, subir une sorte de régurgitation psychologique, pour se débarrasser de tout son passé. Une situation très « opéra allemand », voire expressionniste, comme il y en a chez Wagner et Richard Strauss. Puccini n’a cessé d’en retarder l’écriture, parce qu’il voulait franchir ce pas supplémentaire. Il n’y est, hélas, pas parvenu.


Avec Jonas Kaufmann, lors des répétitions d’Andrea Chénier, à Londres (2015). © ROH/Bill Cooper

Dans les esquisses de Puccini figure, d’ailleurs, cette annotation : « Poi Tristano »…

Voilà ! Mais comment pouvait-il écrire un duo comme celui du deuxième acte de Tristan und Isolde ?

Puccini meurt, Arturo Toscanini commande un finale à Franco Alfano, puis le rejette…

En partie ! Il le remanie, en le resserrant sur le plan dramaturgique, le rendant psychologiquement beaucoup moins intéressant. Ce qui a disparu, c’est exactement ce que Puccini recherchait. Car Turandot est une fille étrange…

Et dans ce finale original d’Alfano, que vous avez enregistré, elle ne répète pas « So il tuo nome ! », comme dans la version abrégée, mais enchaîne en disant à Calaf : « Arbitra sono »…

Ma plus grande conquête a été de convaincre Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann d’interpréter cette version ! Mais après avoir regardé la partition, ils ont accepté sans hésitation. C’est formidable, parce qu’on ne peut pas se lancer dans un tel projet pour des raisons qui se limiteraient à « faire un enregistrement ». Il faut plus que cela : que les participants montent vraiment à bord, pour « vendre » ce finale, qui en a besoin. La musique a plus à voir avec Schreker, Korngold, Szymanowski, et tous les compositeurs sous l’influence desquels se trouvaient les Italiens de la « Jeune École », ainsi qu’avec Richard Strauss. Elle a un côté clinquant. Sur le plan harmonique, elle est beaucoup moins raffinée, et pourtant plus osée. Alors que Puccini utilise certains effets de bitonalité, non comme une technique d’écriture, mais pour créer des atmosphères, lors de l’apparition des fantômes des princes défunts, par exemple, le langage d’Alfano est beaucoup plus direct. Il n’en est pas moins fidèle à l’esprit de ce que le maître recherchait, avec une écriture extrêmement exigeante pour les chanteurs, qui est aussi l’une des raisons pour lesquelles cette version n’est jamais donnée. Qui peut émettre tous ces aigus à la fin ? C’est très hollywoodien ! Mais qui a influencé la musique de film de Korngold ou Rozsa, sinon Puccini, et plus particulièrement celui de La ­fanciulla del West et de Turandot ? Avec le début du cinéma parlant, c’est à ce moment que tout prend naissance.

Avez-vous envisagé le finale de Luciano Berio ?

Je l’ai étudié, bien sûr. Mais il me pose un problème. Après le baiser, la musique dure trop longtemps avant que Turandot ne recommence à chanter. À cet instant précis, il faut se concentrer, non sur l’orchestre, mais sur les protagonistes. Je l’ai donc rejeté. Par ailleurs, il existe déjà en DVD. Le finale complet d’Alfano – qui a déjà été enregistré, mais toujours séparément, jamais dans la continuité du reste de l’opéra – fait de notre version une nouveauté.

Sans doute Jonas Kaufmann – au disque, votre Otello, votre Radamès… – paraissait-il un choix évident pour Calaf, mais qu’en est-il de Sondra Radvanovsky pour le rôle-titre ?

Sondra incarne, aujourd’hui, tant de rôles d’envergure : Lady Macbeth, Tosca, la Medea de Cherubini, dernièrement au Metropolitan Opera de New York, les trois reines Tudor de Donizetti… C’est une progression naturelle ! Mais elle n’avait encore jamais participé à un grand enregistrement de studio, comme celui-ci. C’était donc pour elle une expérience importante. Turandot exige une interprète avec un certain degré de maturité vocale, parce qu’il s’agit d’une plongée en eaux profondes. Pas seulement à cause des aigus, même s’il sont essentiels : impossible de se mesurer à ce rôle sans les avoir ! Mais il faut aussi être capable d’une réelle douceur quand c’est nécessaire – écoutez, par exemple, la façon dont Sondra chante « Principessa Lo-u-ling ». Sa carrière prend de plus en plus d’essor, et j’en suis très heureux. Ermonela Jaho a un cœur gros comme ça ! Et nous avions besoin d’elle en Liù pour donner tout ce qu’elle a. Michele Pertusi a un sens du pathos très communicatif, ce qui compte pour Timur… C’est une très belle distribution, très internationale – une spécificité d’aujourd’hui, même si, dans le passé, Birgit Nilsson et Inge Borkh ont enregistré le rôle-titre.

Tant Sondra Radvanovsky que Jonas Kaufmann débutaient dans leurs rôles. Était-ce une façon, alors que vous dirigiez l’œuvre pour la première fois, d’apporter une dimension de nouveauté à votre interprétation ?

Cela n’a pas d’importance. Car en situation d’enregistrement, il y a un côté expérimental : tout le monde apprend. Je n’avais certes jamais dirigé l’œuvre dans son intégralité, mais je l’ai beaucoup côtoyée : je l’ai jouée au piano, j’ai enregistré la plupart des airs… Je m’y préparais donc, en quelque sorte. Quant à Sondra et Jonas, ils ont une grande expérience du répertoire italien, et particulièrement d’une œuvre comme Andrea Chénier, et d’autres opéras de Puccini. Le style est ce qu’il est, même si les personnages n’ont rien à voir.

Vous semblez laisser beaucoup d’espace aux chanteurs…

C’est l’impression que je leur donne ! Plus sérieusement, mon travail n’est pas seulement de leur dire, en détail, ce que, d’après moi, ils doivent faire. Pour moi, la part la plus importante est de créer un cadre pour qu’ils apportent leurs propres idées. Si j’entends quelque chose, et que je pense qu’ils sont sur la bonne voie, je suis là à un million pour cent pour eux, pour les aider. Et cela fonctionne dans les deux sens. À la fin, on ne doit plus entendre si c’est le chef ou le chanteur qui conduit, tout doit sembler complètement naturel. C’est toujours ce que je recherche, quel que soit le répertoire. Il faut également respecter la langue : l’italien a un certain flux, qui déborde de la barre de mesure. Turandot exige constamment de concilier les dimensions verticale et horizontale.

Comment ces relations artistiques au long cours se nouent-elles avec des chanteurs comme Jonas Kaufmann, mais aussi Joyce DiDonato, ou Ian Bostridge, dont vous avez accompagné de nombreux récitals au piano ?

C’est arrivé avec Jonas, parce qu’il a chanté beaucoup de ses rôles avec moi, au Covent Garden : Don José (Carmen), Mario Cavaradossi (Tosca), Des Grieux (Manon Lescaut), Don Carlo, Andrea Chénier, Otello, Don Alvaro (La forza del destino)… avant Werther, au mois de juin, que j’attends avec impatience ! Ces liens se nouent à l’opéra, mais aussi en enregistrement. On ne fait pas plusieurs disques, les uns après les autres, avec un artiste, si le résultat n’est pas bon. J’ai construit une relation de confiance avec les chanteurs que vous citez. Même si chaque processus est différent du précédent, il doit y avoir une entente, une compréhension. Parfois, on ne se bat pas pour les mêmes choses, particulièrement en post-production : il faut beaucoup de temps pour que les idées de chacun soient incorporées. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir une belle sonorité, mais que tout le monde, et à tous les niveaux, paraisse à son meilleur.

Au Covent Garden, dont vous êtes le directeur musical depuis plus de vingt ans, éprouvez-vous encore un sentiment de découverte, quand vous travaillez avec l’orchestre sur une partition que vous n’avez jamais abordée ensemble ?

Bien sûr ! En juin dernier, par exemple, j’ai dirigé pour la première fois Samson et Dalila, que l’orchestre n’avait pas joué depuis des années. Et j’ai réussi à amener les musiciens exactement là où je voulais. Cela a été une découverte, partielle pour eux, et totale pour moi. Il me semble que j’ai, à présent, une meilleure capacité à conjuguer la dramaturgie, la musicalité, le geste et la conviction. On se réveille un matin, en se disant que, peut-être, on sait quelque chose. On ne peut pas précipiter ce processus. Et parfois, il faut attendre la soixantaine pour avoir cette sensation. Lors de ma première saison au Covent Garden, j’ai commencé avec Ariadne auf Naxos. Puis j’ai dirigé Wozzeck, dans une production de Keith Warner, avec Matthias Goerne dans le rôle-titre. J’ai laissé les reprises suivantes à d’autres chefs, et nous y revenons aujourd’hui, vingt ans plus tard, avec un nouveau spectacle, mis en scène par Deborah Warner, avec Christian Gerhaher en Wozzeck. Mais je vais aussi faire Il trovatore pour la première fois au théâtre, bien des années après l’avoir enregistré pour EMI/Warner Classics. J’essaie de boucler la boucle, mais sans toujours revenir aux mêmes œuvres. Je dois me tester.


Avec Nina Stemme, lors des répétitions de Die Walküre, à Londres (2018). © ROH/Bill Cooper

Diriger, au cours de la même saison, deux titres créés à quelques mois d’intervalle, Turandot et Wozzeck, vous incite-t-il à établir un lien entre les deux ?

En tant que musicien, évidemment. Je ne peux pas vous dire exactement comment pour le moment, mais c’est très intéressant ! M’étant immergé dans Turandot, pendant l’enregistrement, puis la post-production, avant de le faire sur scène, tous ces éléments du XXe siècle dont je parlais vont revenir. Ils deviennent même une partie de moi. J’aborde désormais Wozzeck avec Turandot au plus profond de moi, indéniablement. Et c’est une bonne chose.

Il trovatore est-il, dans un certain sens, plus difficile à diriger que Wozzeck ?

Vous plaisantez ? C’est dans Rigoletto, Il trovatore et La traviata qu’un chef est le plus exposé : très peu de notes, pas même l’orchestration la plus intéressante dans Il trovatore, ni cette fascination pour l’héroïne, comme dans La traviata. Certes, dans Il trovatore, il y a le personnage d’Azucena, mais il faut trouver du drame partout. Car il y a du feu dans cette pièce, et cette forte odeur ­d’Espagne. Cela me rend très nerveux !

La saison 2023-2024 sera votre dernière, en tant que directeur musical du Covent Garden. Un nouveau Ring a déjà été annoncé, dans une mise en scène de Barrie Kosky. Y aura-t-il des surprises, des titres inattendus ?

Je dirige Das Rheingold. Puis je récupère – parce qu’elle a été annulée à cause de la pandémie, en mai-juin 2020 – une nouvelle production d’Elektra, titre avec lequel j’ai ouvert la saison de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, en octobre dernier, en version de concert. Et je reprends Andrea Chénier. Enfin, comme je l’ai dit, nous partons en tournée au Japon, avec Turandot, mais aussi Rigoletto. Wagner, Richard Strauss, l’opéra italien, cela me définit bien. Je n’ai pas fait d’œuvre contemporaine depuis un certain temps, parce que Thomas Adès et George Benjamin dirigent eux-mêmes…

Quel est votre état d’esprit, à la veille de quitter cette maison au bout de vingt-deux ans ?

J’ai très peur, parce que j’ai toujours été attaché à une maison d’opéra. Sans doute, ce sera formidable d’être débarrassé de toutes les obligations administratives et des problèmes de chanteurs qui font partie de la fonction, mais je ne connais pas d’autre façon de vivre. Nous verrons. Reposez-moi la question dans quelques années !

Vous n’allez pas très loin, puisque vous prenez la tête du London Symphony Orchestra. Reviendrez-vous au Covent Garden ?

Je dirigerai un volet du Ring, chaque année.

Des coupes importantes dans les subventions accordées à la culture, et particulièrement à l’English National Opera, mais aussi au Covent Garden, ont été récemment annoncées. Cette situation vous ­préoccupe-t-elle ?

C’est un manque de vision très décevant, et une démonstration de l’absence d’appréciation d’un secteur qui marche très bien dans le centre de Londres, et génère des revenus importants. Tant le Covent Garden que l’ENO sont des joyaux de la Couronne. Et le cercle d’activité lyrique a besoin, en Angleterre, de deux ou trois lieux auxquels les gens aspirent. Il est probablement vrai qu’il doit se passer davantage de choses en région – et je suis tout à fait pour –, mais pas aux dépens de tous ces personnels qui se tuent à la tâche pour faire de l’excellent travail, et sont internationalement reconnus pour leurs compétences. Je suis vraiment en colère !

Si vous aviez carte blanche pour enregistrer un opéra en studio, toute considération commerciale mise à part, lequel choisiriez-vous ?

La liste est très longue… La forza del destino est un ouvrage merveilleux, avec la bonne distribution. Mais je mettrais probablement La fanciulla del West en première position, parce que la partition est gratifiante pour l’orchestre, et tellement spectaculaire pour un enregistrement ! Et cette dimension fonctionne très bien avec l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia. Mais voyons plutôt qui chante quoi, et ce seront peut-être les chanteurs qui provoqueront un titre. Je suis très ouvert. Je pourrais m’imaginer refaire tous mes enregistrements différemment aujourd’hui… Mais nous n’avons plus ce luxe, comme les chefs d’autrefois, qui avaient l’occasion de graver trois versions de la même œuvre. Personnellement, j’ai été très chanceux. Je ne crois pas avoir besoin de beaucoup plus.

Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI

(1) L’entretien a été réalisé à Rome, le 17 décembre 2022.

Pour aller plus loin dans la lecture

Entretien du mois Reinoud Van Mechelen

Reinoud Van Mechelen

Entretien du mois Hervé Niquet

Hervé Niquet

Entretien du mois Sandrine Piau

Sandrine Piau