Interview Andreas Homoki met en scène Carmen à l’O...
Interview

Andreas Homoki met en scène Carmen à l’Opéra-Comique

29/03/2023
© Daniel auf der Mauer

Du 24 avril au 4 mai, l’actuel directeur général de l’Opernhaus de Zurich, dont le public parisien n’a pas oublié les mises en scène de Die Frau ohne Schatten et Tannhäuser, au Châtelet, revient à Carmen, à l’Opéra-Comique, le théâtre où elle a été créée, le 3 mars 1875.


© Daniel auf der Mauer

Cette nouvelle Carmen, qui aurait dû voir le jour, Salle Favart, en septembre 2020, est finalement présentée, cette année, à partir du 24 avril. Est-ce la première fois que vous montez cet opéra ?

Je l’avais déjà monté au DNO ­d’Amsterdam, en janvier-février 1999, mais quand l’Opéra-Comique m’a demandé une nouvelle production, le fait qu’elle se joue dans le lieu même de la création m’a particulièrement interpellé. Les esprits de Carmen et Don José doivent sûrement rôder encore dans la maison, et en y donnant l’ouvrage, on a toutes les chances de les croiser ! Cela a été le point de départ de mon travail, qui permet de faire le lien entre notre époque et celle de la première, et pour lequel j’ai mis, au centre, la Salle Favart elle-même. Pour la reprise, prévue l’an prochain, à l’Opernhaus de Zurich, on reproduira d’ailleurs le théâtre parisien… J’ai imaginé un jeune homme d’aujourd’hui, assis dans le public, en habits contemporains. Il regarde la scène vide, sur laquelle arrivent, costumés, les personnages principaux, qui s’apprêtent à rejouer pour nous Carmen. Le jeune homme va soudain se reconnaître en Don José, comme absorbé par la mythologie d’un opéra devenu iconique, au fil de milliers de représentations ; il va alors monter sur le plateau, pour prendre sa place dans l’histoire. Le rideau se baisse, puis se rouvre sur un groupe de bourgeois, en habits XIXe. « Sur la place, chacun passe, chacun vient, chacun va » : ce sont les spectacteurs de la Salle Favart, qui attendent le début de… Carmen ! Il s’agira donc d’une double « mise en abyme » de l’ouvrage, avec de nombreux baissers et levers de rideau, pour ponctuer les différents moments de la représentation.

Quel est pour vous le sujet de Carmen ?

Pour moi, le personnage principal n’est clairement pas Carmen, mais Don José ! C’est l’histoire d’un homme simple, venant de la campagne et d’un milieu modeste – on imagine que sa mère a dû faire des sacrifices pour l’élever –, bon soldat, et donc soumis aux règles, pour qui l’avenir était tout tracé, aux côtés de Micaëla, sa promise depuis l’enfance. Et soudain, il rencontre Carmen, qui incarne tout ce qu’il n’est pas – la transgression, la liberté de faire ce qu’on veut, d’aimer qui on veut et d’aller où bon vous semble –, et c’est un cataclysme. Dès lors, Don José envoie balader tout ce qui constituait sa vie, faite d’ordre et de devoir, puis, quand Carmen le renvoie, en lui disant que tout est fini, il ne comprend pas, se sentant incapable de retourner à son idéal petit-bourgeois d’avant… Une histoire privée, qui va déboucher sur une véritable tragédie.

Le meurtre de Carmen, qui conclut l’opéra, interpelle particulièrement notre époque, devenue très sensible aux questions du féminicide et de la violence faite aux femmes. Que pensez-vous de ces productions qui renoncent, du coup, à faire mourir l’héroïne à la fin ?

Pour moi, cela n’a pas de sens, car c’est nier l’essence même du théâtre, à savoir mettre sur la scène des choses terribles, pour amener le spectateur à s’interroger. Si l’on refuse cette représentation, au nom de je ne sais quel ordre moral, on ne peut plus rien monter ! À commencer par la tragédie grecque, qui nous présente un héros vertueux, opprimé par la société. C’est, précisément, le spectacle de ses malheurs qui conduit le public à s’identifier à lui, et à s’interroger sur ce qu’il ferait à sa place. C’est à ce prix-là, que peut s’opérer la catharsis théâtrale. Don José est vraiment fou de jalousie, et il tue Carmen, car il n’accepte pas qu’elle lui dise en face ne plus l’aimer et aimer quelqu’un d’autre. Alors oui, sans aucun doute, c’est mal. Faut-il pour autant, au nom de cette « toxicité masculine » pointée par certaines femmes, changer l’histoire de l’opéra, en retirant ce geste fatal et terrible ? Pour moi, si l’on désapprouve ce meurtre – ce qui semble évident –, il faut d’abord le voir. La violence existe, et refuser de la montrer ne la fera pas disparaître !

Dans les attendus de Carmen, la couleur locale hispanique, avec robes à volants et castagnettes, est très forte. Comment gérer toute cette imagerie folklorique ?

Le risque est de tomber dans le côté « cliché pour touristes ». Or, si l’on va, à Séville, voir un spectacle de flamenco, on est surpris de se trouver face à cinq ou six danseurs et danseuses, habillés très sobrement et prenant des poses très dignes, sans rien de clinquant, ni de provocant. Il y a, de toute façon, un vrai malentendu : Carmen n’est pas un opéra espagnol. L’action y est certes située, mais c’est un opéra français, très français même ! C’est une Espagne de théâtre qu’il faut retrouver, pas de carte postale. C’est la raison pour laquelle je pense que monter l’opéra, en se référant à la nouvelle de Prosper Mérimée, est une erreur. La musique de Bizet et le livret de Meilhac & Halévy nous apportent suffisamment d’éléments, et les personnages sont devenus indépendants de ce qu’imaginait l’écrivain. Il ne faut, en aucun cas, viser le réalisme, car Carmen est tout sauf réaliste. C’est une œuvre musicale qui, justement, me fascine par son absence totale de continuité narrative, avec des numéros fermés, induisant de brutales ruptures de ton et d’ambiance. Certains passages sont à grand spectacle, d’autres plus intimistes, voire dramatiques ; certains moments relèvent du pur « opéra-comique », comme le quintette, d’autres sont de quasi-scènes de cabaret – je sais de quoi je parle pour avoir dirigé, pendant huit ans, le Komische Oper de Berlin ! Avec Carmen, on est très, très loin de Jenufa ou Katia Kabanova qui prônent un certain réalisme, avec un fil de narration continu.

Comment voyez-vous les personnages de Micaëla et Escamillo, qui n’ont pas forcément bonne presse ?

Je les aime beaucoup ! Micaëla est une jeune femme simple, sans doute, mais qui sait ce qu’elle veut et peut se montrer très courageuse. Franchement, se rendre toute seule dans la montagne, pour chercher son fiancé et se confronter à sa rivale, n’est pas à la portée de tout le monde ! Mais, évidemment, quoique fort bien dessiné, le personnage fait pâle figure, à côté de la personnalité flamboyante de Carmen… Quant à Escamillo, il est, hélas, peu développé après son entrée fracassante, où il est présenté comme un super-héros. C’est le prototype de la virilité triomphante, celui à qui tout réussit et qui, en grand sportif, peut se montrer généreux. Escamillo est le pendant de Carmen, avec laquelle il forme le couple idéal, tourné vers le danger, les excès et la liberté. Tout comme Don José et Micaëla forment l’autre couple idéal, enfermé dans son bonheur petit-bourgeois. Mais après tout, on est tous, quelque part, des petits-bourgeois, non ?

Propos recueillis par THIERRY GUYENNE

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